Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
De nos Idées Complexes

tion & dans leurs effets ſurprenans, pour reconnoître & exalter la ſageſſe, la puiſſance, & la bonté de Celui qui les a faites. Une telle connoiſſance convient à l’état où nous nous trouvons dans ce Monde, & nous avons toutes les Facultez néceſſaires pour y parvenir. Mais il ne paroît pas que Dieu ait eu en vûë de faire que nous puſſions avoir une connoiſſance parfaite, claire & abſoluë des Choſes qui nous environnent ; & peut-être même que cela eſt bien au deſſus de la portée de tout Etre fini. Du reſte, nos Facultez, toutes groſſiéres et foibles qu’elles ſont, ſuffiſent pour nous faire connoître le Créateur par la connoiſſance qu’elles nous donnent de la Créature, & pour nous inſtruire de nos devoirs, comme auſſi pour nous faire trouver les moyens de pourvoir aux néceſſitez de cette vie. Et c’eſt à quoi ſe réduit tout ce que nous avons à faire dans ce Monde. Mais ſi nos Sens recevoient quelque altération conſiderable, & devenoient beaucoup plus vifs & plus penétrans, l’apparence & la forme extérieure des choſes ſeroit toute autre à notre égard. Et je ſuis tenté de croire que dans cette partie de l’Univers que nous habitons, un tel changement ſeroit incompatible avec notre nature, ou du moins avec un état auſſi commode & auſſi agréable que celui où nous nous trouvons préſentement. En effet, qui conſiderera combien par note conſtitution nous ſommes peu capables de ſubſiſter dans un endroit de l’Air un peu plus haut que celui où nous reſpirons ordinairement, aura raiſon de croire, que ſur cette Terre qui nous a été aſſignée pour demeure, le ſage Architecte de l’Univers a mis de la proportion entre nos organes & les Corps qui doivent agir ſur ces organes. Si, par exemple, notre Sens de l’Ouïe étoit mille fois plus vif qu’il n’eſt, combien ſerions-nous diſtraits par ce bruit qui nous battroit inceſſamment les oreilles, puis qu’en ce cas-là nous ſerions moins en état de dormir ou de mediter dans la plus tranquille retraite que parmi le fracas d’un Combat de Mer ? Il en eſt de même à l’égard de la Vuë, qui eſt le plus inſtructif de tous nos Sens. Si un homme avoit la Vuë mille ou dix mille fois plus ſubtile, qu’il ne l’a par le ſecours du meilleur Microſcope, il verroit avec les yeux ſans l’aide d’aucun Microſcope des choſes, pluſieurs millions de fois plus petites, que le plus petit objet qu’il puiſſe diſcerner préſentement ; & il ſeroit ainſi plus en état de découvrir la contexture & le mouvement des petites particules dans chaque Corps eſt compoſé. Mais dans ce cas il ſeroit dans un Monde tout différent de celui où ſe trouve le reſte des hommes. Les idées viſibles de chaque choſe ſeroient tout autre à ſon égard que ce qu’elles nous paroiſſent préſentement. C’eſt pourquoi je doute qu’il pût diſcourir avec les autres hommes des Objets de la Vuë ou des Couleurs, dont les apparences ſeroient en ce cas-là ſi fort différentes. Peut-être même qu’une Vuë ſi perçante & ſi ſubtile ne pourroit pas ſoûtenir l’éclat des rayons du Soleil, ou même la Lumiére du Jour, ni appercevoir à la fois qu’une très-petite partie d’un Objet, & ſeulement à une fort petite diſtance. Suppoſé donc que par le ſecours de ces ſortes de Microſcopes, (qu’on me permette cette expreſſion) un homme pût pénétrer plus avant qu’on ne fait d’ordinaire, dans la contexture radicale des Corps, il ne gagneroit pas beaucoup au change, s’il ne pouvoit pas ſe ſervir d’une vuë ſi perçante pour aller au Marché ou à la