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De nos Idées Complexes

& c’eſt ce ſoûtien que nous déſignons par le nom de Subſtance, quoi qu’au fond il ſoit certain que nous n’avons aucune idée claire & diſtincte de cette Choſe que nous ſuppoſons être le ſoûtien de ces Qualitez ainſi combinées.

§. 5.Nous avons une idée auſſi claire de l’Eſprit que du Corps. La même choſe arrive à l’égard des Operations de l’Eſprit, ſavoir, la Penſée, le Raiſonnement, la Crainte, &c. Car voyant d’un côté qu’elles ne ſubſiſtent point par elles-mêmes, & ne pouvant comprendre, de l’autre, comment elles peuvent appartenir au Corps ou être produites par le Corps, nous ſommes portez à penſer que ce ſont des Actions de quelque autre Subſtance que nous nommons Eſprit. D’où il paroît pourtant avec la derniére évidence, que, puisque nous n’avons aucune idée ou notion de la Matiére, que comme de quelque choſe dans quoi ſubſiſtent pluſieurs Qualitez ſenſibles qui frappent nos Sens, nous n’avons pas plûtôt ſuppoſé un Sujet dans lequel exiſte la penſée, la connoiſſance, le doute & la puiſſance de mouvoir, &c. que nous avons une idée auſſi claire de la Subſtance de l’Eſprit que de la Subſtance du Corps ; celle-ci étant ſuppoſée le ** Subſtratum. ſoûtien des Idées ſimples qui nous viennent de dehors, ſans que nous connoiſſions ce que c’eſt que ce ſoûtien-là ; & l’autre étant regardée comme le ſoûtien des Operations que nous trouvons en nous-mêmes par experience, & qui nous eſt auſſi tout-à-fait inconnu. Il eſt donc évident, que l’idée d’une Subſtance corporelle dans la Matiére eſt auſſi éloignée de nos conceptions, que celle de la Subſtance ſpirituelle, ou de l’Eſprit. Et par conſéquent, de ce que nous n’avons aucune notion de la Subſtance ſpirituelle, nous ne ſommes pas plus autoriſez à conclurre la non-exiſtence des Eſprits, qu’à nier par la même raiſon l’exiſtence des Corps : car il eſt auſſi raiſonnable d’aſſurer qu’il n’y a point de Corps parce que nous n’avons aucune idée de la Subſtance de la Matiére, que de dire qu’il n’y a point d’Eſprits parce que nous n’avons aucune idée de la Subſtance d’un Eſprit.

§. 6.Des différentes ſortes de Subſtances. Ainſi, quelle que ſoit la nature abſtraite de la Subſtance en général, toutes les idées que nous avons des eſpèces particulières & diſtinctes des Subſtances, ne ſont autre choſe que différentes combinaiſons d’Idées ſimples, & non autre choſe, que nous nous repréſentons à nous-mêmes des eſpèces particulières de Subſtances. C’eſt à quoi ſe réduiſent les Idées que nous avons dans l’Eſprit de différentes eſpèces de Subſtances, & celles que nous ſuggerons aux autres en les leur déſignant par des noms ſpécifiques, comme ſont ceux d’Homme, de Cheval, de Soleil, d’Eau, de Fer, &c. Car quiconque entend le François ſe forme d’abord à l’ouïe de ces noms, une combinaiſon de diverſes idées ſimples qu’il a communément obſervé ou imaginé exiſter enſemble ſous telle ou telle dénomination : toutes leſquelles idées il ſuppoſe ſubſiſter, & être, pour ainſi dire, attachées à ce commun ſujet inconnu, qui n’eſt pas inhérent lui-même dans aucune autre choſe : quoi qu’en même temps il ſoit manifeſte, comme chacun peut s’en convaincre en reflêchiſſant ſur ſes propres penſées, que nous n’avons aucune autre idée de quelque Subſtance particulière, comme de l’Or, d’un Cheval,