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De la Puiſſance. Liv. II.

te ([1]) de me ſervir de ces deux mots nouveaux, de peur qu’on ne prît mal ma penſée ſi j’employois les termes uſitez qui ſont équivoques dans cette rencontre.)

Ces deux derniéres Idées nous viennent dans l’Eſprit par voye de Reflexion. Si nous leur joignons

    L’Exiſtence,
    La Durée,
    & le Nombre,

qui nous viennent par les deux voyes de Senſation & de Reflexion, nous aurons peut-être toutes les Idées Originales d’où dépendent toutes les autres. Car par ces Idées-là, nous pourrions expliquer, ſi je ne me trompe, la nature des Couleurs, des Sons, des Goûts, des Odeurs & de toutes les autres Idées que nous avons ; ſi nos Facultez étoient aſſez ſubtiles pour appercevoir les différentes modifications d’étenduë, & les divers mouvemens des petits Corps qui produiſent en nous toutes ces différentes ſenſations. Mais comme je me propoſe dans cet Ouvrage d’examiner quelle eſt la connoiſſance que l’Eſprit Humain a des choſes par le moyen des Idées qu’il en reçoit ſelon que Dieu l’en a rendu capable, & comment il vient à acquerir cette connoiſſance, plûtôt que de rechercher les cauſes de ces Idées & la maniére dont elles ſont produites ; je ne m’engagerai point à conſiderer en Phyſicien la forme particuliére des Corps, & la configuration des parties, par où ils ont le pouvoir de produire en nous les Idées de leurs Qualitez ſenſibles. Il ſuffit, pour mon deſſein, que j’obſerve par exemple, que l’Or ou le Saffran ont la puiſſance de produire en nous l’idée du Jaune, & la Neige ou le Lait celle du Blanc, idées que nous pouvons avoir ſeulement par le moyen de la Vûë ; ſans que je m’amuſe à examiner la contexture des parties de ces Corps, non plus que les figures particuliéres ou les mouvemens des particules qui ſont refléchies de leur ſurface pour cauſer en nous ces Senſations particulières ; en quoi qu’au fond, ſi non contens de conſiderer purement & ſimplement les idées que nous trouvons en nous-mêmes, nous voulons en rechercher les Cauſes, nous ne puiſſions concevoir qu’il y aît dans les Objets ſenſibles aucune autre choſe par où ils produiſent différentes idées en nous, que la différente groſſeur, figure, nombre, contexture & mouvement de leurs parties inſenſibles.
  1. Si M. Locke s’excuſe à ſes Lecteurs de ce qu’il employe ces deux mots je dois le faire à plus forte raiſon, parce que la Langue Française permet beaucoup moins que l’Angloiſe qu’on ne fabrique de nouveaux termes. Mais dans un Ouvrage de pur raiſonnement, comme celui-ci, rempli de diſquiſitions ſi fines & ſi abſtraites, l’on ne peut éviter de faire des mots, pour pouvoir exprimer de nouvelles idées. Nos plus grands Puriſtes conviendront ſans doute que dans un tel cas c’eſt une liberté qu’on doit prendre, ſans craindre de choquer leur délicateſſe.