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De la Puiſſance. Liv. II.

juſte, qui eſt l’homme qui peut en courir le hazard, s’il n’a tout-à-fait perdu l’Eſprit ? Qui pourroit, dis-je, être aſſez fou pour réſoudre en ſoi-même de s’expoſer à un danger poſſible d’être infiniment malheureux, on ſorte qu’il n’y aît rien à gagner pour lui que le pur néant, s’il vient à échapper à ce danger ? L’homme de bien, au contraire, hazarde le néant contre un Bonheur infini dont il doit jouïr au cas que le ſuccès ſuive ſon attende. Si ſon eſpérance ſe trouve bien fondée, il eſt éternellement heureux ; & s’il ſe trompe, il n’eſt pas malheureux, il ne ſent rien. D’un autre côté, ſi le Méchant a raiſon, il n’eſt pas heureux, & s’il ſe trompe, il eſt infiniment miſerable. N’eſt-ce pas un des plus viſibles déréglemens d’eſprit où les hommes puiſſent tomber, que de ne pas voir du prémier coup d’œuil quel parti doit être préferé dans cette rencontre ? J’ai évité de rien dire de la certitude ou de la probabilité d’un État à venir ; parce que je n’ai d’autre deſſein en cet endroit que de montrer le faux Jugement dont chacun doit ſe reconnoître coupable ſelon ſes propres Principes, quels qu’ils puiſſent être, lorsque pour quelque conſidération que ce ſoit il s’abandonne aux courtes voluptez d’une vie déreglée, dans le temps qu’il fait d’une maniere à n’en pouvoir douter, qu’une Vie après celle-ci eſt, tout au moins, une choſe poſſible.

§. 71. Pour conclurre cette diſcuſſion ſur la Liberté de l’Homme, je ne puis m’empêcher de dire, que la prémiére fois que ce Livre vit le jour, je commençai à craindre qu’il n’y eût quelque mépriſe dans ce Chapitre tel qu’il étoit alors. Un de mes Amis eût la même penſée après la publication de l’Ouvrage, quoi qu’il ne pût m’indiquer préciſement ce qui lui étoit ſuſpect. C’eſt ce qui m’obligea à revoir ce Chapitre avec plus d’exactitude ; & ayant jetté par hazard les yeux ſur une mépriſe preſque imperceptible que j’avois faite en mettant un mot pour un autre, ce qui ne ſembloit être d’aucune conſéquence, cette découverte me donna les nouvelles ouvertures que je ſoûmets préſentement au jugement des Savans, & dont voici l’abregé. La Liberté eſt une puiſſance d’agir ou de ne pas agir, ſelon que notre Eſprit ſe détermine à l’un ou à l’autre. Le pouvoir de diriger les Facultez Opératives au mouvement ou au repos dans les cas particuliers, c’eſt ce que nous appelons la Volonté. Ce qui dans le cours de nos Actions volontaires détermine la Volonté à quelque changement d’opération, eſt quelque inquiétude préſente, qui conſiſte dans le Deſir ou qui du moins en eſt toûjours accompagnée. Le Deſir eſt toûjours excité par le Mal en vûë de le fuir ; parce qu’une totale exemption de douleur fait toûjours une partie néceſſaire de notre Félicité. Mais chaque Bien, ni même chaque Bien plus excellent n’émeut pas conſtamment le Deſir, parce qu’il peut ne pas faire, ou n’être pas conſideré comme faiſant une partie néceſſaire de notre Bonheur : car tout ce que nous deſirons, c’eſt uniquement d’être heureux. Mais quoi que ce Deſir général d’être heureux agiſſe conſtamment & invariablement dans l’Homme, nous pouvons ſuſpendre la ſatisfaction de chaque deſir particulier, & empêcher qu’il ne détermine la Volonté à faire quoi que ce ſoit qui tende à cette ſatisfaction, jusqu’à ce que nous ayions examiné mûrement, ſi le Bien particulier qui ſe montre