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De la Puiſſance. Liv. II.

c’eſt, s’il eſt au pouvoir d’un homme de changer l’agrément ou le desagrément qui accompagne quelque action particuliére ? & il eſt viſible qu’on peut le faire en pluſieurs rencontres. Les Hommes peuvent & doivent corriger leur palais, & ſe faire du goût pour des choſes qui ne lui conviennent point, ou qu’ils suppoſent ne lui pas convenir. Le Goût de l’Ame n’eſt pas moins divers que celui du Corps, & l’on peut y faire des changemens tout auſſi bien qu’à ce dernier. C’eſt une erreur de s’imaginer, que les Hommes ne ſauroient changer leurs inclinations jusqu’à trouver du plaiſir dans des actions pour lesquelles ils ont du dégoût & de l’indifférence, s’ils veulent s’y appliquer de tout leur pouvoir. En certains cas un juſte examen de la choſe produira ce changement ; & dans la plûpart, la pratique, l’application & la coûtume feront le même effet. Quoi qu’on ait ouï dire que le Pain ou le Tabac ſont utiles à la ſanté, on peut en négliger l’uſage à cauſe de l’indifférence ou du dégoût qu’on a pour ces deux choſes : mais la Raiſon & la reflexion venant à nous les rendre recommandables, on commence à en faire l’épreuve ; & l’uſage ou la coûtume nous les fait trouver agréables. Il eſt certain qu’il en eſt de même à l’égard de la Vertu. Les Actions ſont agréables ou desagréables, conſiderées en elles-mêmes, ou comme des moyens pour arriver à une fin plus excellente & plus deſirable. Qu’un homme mange d’une viande bien aſſaiſonnée & tout-à-fait à ſon goût, ſon Ame peut être touchée du plaiſir même qu’il trouve en mangeant, ſons avoir égard à aucune autre fin : mais la conſidération du plaiſir que donne la ſanté & la force du Corps, à quoi cette viande contribuë, peut y ajoûter un nouveau goût, capable de nous faire avaler une potion fort desagréable. A ce dernier égard, une action ne devient plus ou moins agréable que par la conſidération de la fin qu’on ſe propoſe, & par la perſuaſion plus ou moins forte où l’on eſt, que cette action y conduit, ou qu’elle a une liaiſon néceſſaire avec elle. Pour ce qui eſt du plaiſir qui ſe trouve dans l’Action même, il s’acquiert ou s’augmente beaucoup plus par l’uſage & par la pratique. En effet l’expérience nous rend ſouvent agréable ce que nous regardions de loin avec averſion, & nous fait aimer, par la repetition des mêmes actes, ce qui peut-être nous avoit déplû au prémier eſſai. Les habitudes ſont de puiſſans charmes, & attachent un ſi grand plaiſir à ce que nous nous accoûtumons de faire, que nous ne ſaurions nous en abſtenir, ou du moins omettre ſans inquiétude les Actions qu’une pratique habituelle nous a renduës propres & familiéres, & par même moyen recommandables. Quoi que cela ſoit de la derniére évidence, & que chacun ſoit convaincu par ſa propre expérience, qu’il en peut venir là ; c’eſt néanmoins un Devoir que les Hommes negligent ſi fort dans la conduite qu’ils tiennent par rapport au Bonheur, qu’on regardera peut-être comme un Paradoxe ſi je dis, que les hommes peuvent faire que des choſes ou des actions leur ſoient plus ou moins agréables, & par-là remedier à cette dispoſition d’eſprit, à laquelle on peut juſtement attribuer une grande partie de leurs égaremens. La Mode & les Opinions communément reçuës ayant une fois établi de fauſſes notions dans le Monde, & l’Education & la Coûtume ayant formé de mauvaiſes habitudes, on perd enfin l’idée du juſte prix des choſes, &