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De la Puiſſance. Liv. II.

avoir l’uſage de la vûë ? Et celui qui a la liberté de courir çà & là dans une obſcurité, ne retire pas plus d’avantage de cette eſpèce de liberté, que s’il étoit balotté au gré du vent comme ces bouteilles qui ſe forment ſur la ſurface de l’Eau ? Si l’on eſt entrainé par une impulſion aveugle ; que l’impulſion vienne de dedans, ou de dehors, la différence n’eſt pas fort grande. Ainſi le prémier & le plus grand uſage de la Liberté conſiſte à reprimer ces précipitations aveugles, & ſa principale occupation doit être de s’arrêter, d’ouvrir les yeux, de regarder autour de ſoi, & de pénétrer dans les conſéquences de ce qu’on va faire autant que l’importance de la matiére le requiert. Je n’entrerai point ici dans un plus grand examen pour faire voir combien la pareſſe, la négligence, la paſſion, l’emportement, le poids de la coûtume, ou des habitudes qu’on a contractées, contribuent ordinairement à produire ces faux Jugemens. Je me contenterai d’ajoûter un autre faux Jugement dont je croi qu’il eſt néceſſaire de parler, parce qu’on n’y fait peut-être pas beaucoup de reflexion, quoi qu’il ait une grande influence ſur la conduite des hommes.

§. 68.Nous jugeons mal de ce qui eſt néceſſaire à notre bonheur. Tous les hommes deſirent d’être heureux, cela eſt inconteſtable : mais, comme nous avons déja remarqué, lorſqu’ils ſont exempts de douleur, ils ſont ſujets à prendre le prémier plaiſir qui leur vient ſous la main, ou que la coûtume leur a rendu agréable, & à en reſter ſatiſfaits : de ſorte qu’étant heureux, juſqu’à ce que quelque nouveau deſir les rendant inquiets vienne troubler cette félicité, & leur faire ſentir qu’ils ne ſont point heureux, ils ne regardent pas plus loin, leur volonté ne ſe trouvant déterminée à aucune action qui les porte à la recherche de quelque autre Bien connu, ou apparent. Comme nous ſommes convaincus par expérience, que nous ne ſaurions jouïr de tous ſorte de Biens, mais que la poſſeſſion de l’un exclut la jouïſſance de l’autre, nous ne fixons point nos deſirs ſur chaque Bien qui paroît le plus excellent, à moins que nous ne le jugions néceſſaire à notre Bonheur ; de ſorte que, ſi nous croyons pouvoir être heureux ſans en jouïr, il ne nous touche point. C’eſt encore là une occaſion aux hommes de mal juger, lorsqu’ils ne regardent pas comme néceſſaire à leur Bonheur ce qui l’eſt effectivement : Erreur qui nous ſéduit, & par rapport au choix du Bien que nous avons en vûë, & fort ſouvent par rapport aux moyens que nous employons pour l’obtenir, lorsque c’eſt un Bien éloigné. Mais de quelque maniére que nous nous trompions, ſoit en mettant notre bonheur où dans le fond il ne ſauroit conſiſter, ſoit en négligeant d’employer les moyens néceſſaires pour nous y conduire, comme s’ils n’y pouvoient ſervir de rien ; il eſt hors de doute que quiconque manque ſon principal but, qui eſt ſa propre félicité, doit reconnoître qu’il n’a pas jugé droitement. Ce qui contribuë à cette Erreur, c’eſt le désagrément, réel ou ſuppoſé, des actions qui conduiſent au Bonheur : car les hommes s’imaginent qu’il eſt ſi fort contre l’ordre de ſe rendre malheureux ſoi-même pour parvenir au Bonheur, qu’ils ont beaucoup de peine à s’y réſoudre.

§. 69.Nous pouvons changer l’agrément ou le desagrément que nous trouvons dans les choſes. Ainſi, la derniére choſe qui reſte à examiner ſur cette matiére