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De la Puiſſance. Liv. II.

l’état du bonheur, il faut néceſſairement que cet état convienne à chacun de ceux qui y auront part ; de ſorte que ſuppoſé que leurs goûts ſoient là auſſi différens qu’ils ſont ici-bas, cette Manne céleſte conviendra au palais de chacun d’eux. En voilà aſſez ſur le ſujet des Faux Jugemens que nous faiſons du Plaiſir & de la Douleur, à les conſiderer comme préſens & à venir, lorsque les comparant enſemble, on regarde ce qui eſt abſent, comme à venir.

§. 66.II. Faux Jugemens qu’on fait du Bien ou du Mal, conſiderez dans leurs conſéquences. Pour ce qui eſt, en ſecond lieu, des choſes bonnes ou mauvaiſes dans leurs conſéquences, & par l’aptitude qu’elles ont à nous procurer du Bien ou du Mal à l’avenir, nous en jugeons fauſſement en différentes maniéres.

1. Lorsque nous jugeons que ces choſes ne ſont pas capables de nous faire réellement autant de mal qu’elles le font effectivement.

2. Lorsque nous jugeons, que, bien que les conſéquences en ſoient fort importantes, elles ne ſont pourtant pas ſi certaines que le contraire ne puiſſe arriver, ou du moins qu’on ne puiſſe en éviter l’effet d’une maniére ou d’autre, comme par induſtrie, par addreſſe, par un changement de conduite, par la repentance, &c. Il ſeroit aiſé de montrer en détail que ce ſont là tout autant de Jugemens déraiſonnables, ſi je les voulois examiner au long un par un ; mais je me contenterai de remarquer en général, que c’eſt agir directement contre la Raiſon que de hazarder un plus grand Bien pour un plus petit, ſur des conjectures incertaines, & avant que d’être entré dans un juste examen, proportionné à l’importance de la choſe, & à l’intérêt que nous avons de ne pas nous méprendre. C’eſt, à mon avis, ce que chacun eſt obligé d’avoûer, & ſur-tout, s’il conſidere les cauſes ordinaires de ce faux Jugement, dont voici quelques-unes.

§. 67.Quelles ſont les cauſes de cette eſpèce de faux jugement. I. Prémiérement, l’Ignorance ; car celui qui juge ſans s’inſtruire autant qu’il en eſt capable, ne peut s’exempter de mal juger.

II. La ſeconde est l’Inadvertance ; lorsqu’un homme ne fait aucune reflexion ſur cela même dont il eſt inſtruit. C’eſt une ignorance affectée & préſente qui ſéduit le Jugement autant que l’autre. Juger, c’eſt, pour ainſi dire, balancer un compte, & déterminer de que côté eſt la différence. Si donc on aſſemble confuſement & à la hâte l’un des côtez, & qu’on laiſſe échapper par négligence pluſieurs ſommes qui doivent faire partie du compte, cette précipitation ne produit pas moins de faux Jugemens, qu’une parfaite ignorance. Or la cauſe la plus ordinaire de ce défaut, c’eſt la force prédominante de quelque ſentiment préſent de plaiſir ou de douleur, augmentée par notre Nature foible & paſſionnée, ſur qui le préſent fait de ſi fortes impreſſions. L’entendement & la Raiſon nous ont été donnez pour arrêter cette précipitation, ſi nous en voulons faire un bon uſage, en conſiderant les choſes en elles-mêmes, & jugeant alors ſur ce que nous aurons vû. L’Entendement ſans Liberté ne ſeroit d’aucun uſage, & la Liberté ſans l’Entendement (ſuppoſé que cela pût être) ne ſignifieroit rien. Si un homme voit ce qui peut lui faire du bien ou du mal, ce qui peut le rendre heureux ou malheureux, mais que du reſte il ne ſoit pas capable de faire un pas pour s’avancer vers l’un, ou s’éloigner de l’autre, en eſt-il mieux pour