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De la Puiſſance. Liv. II.

s’empare de toute notre Eſprit en ſorte qu’il y laiſſe à peine aucune penſée de choſes abſentes. Ou ſi parmi nos Plaiſirs il s’en trouve quelques-uns qui ne nous frappent point aſſez vivement pour nous détourner de la conſideration des choſes éloignées, nous avons pourtant une telle averſion pour la Douleur, qu’une petite douleur éteint tous nos plaiſirs. Un peu d’amertume mêlée dans la coupe, nous empêche d’en goûter la douceur ; & de là vient que nous deſirons à quelque prix que ce ſoit d’être délivrez du Mal préſent, que nous ſommes portez à croire plus rude que tout autre Mal abſent ; parce qu’au milieu de la Douleur qui nous preſſe actuellement, nous ne nous trouvons capables d’aucun dégré de Bonheur. Les plaintes qu’on entend faire tous les jours aux Hommes, en ſont une bonne preuve, car le Mal que chacun ſent actuellement, eſt toûjours le plus rude de tous, témoin ces cris qu’on entend ſortir ordinairement de la bouche de ceux qui ſouffrent, Ah ! toute autre douleur plûtôt que celle-ci : Rien ne peut être plus inſupportable que ce que j’endure préſentement. C’eſt pour cela que nous employons tous nos efforts & toutes nos penſées à nous délivrer avant toutes choſes du Mal préſent, conſiderans cette délivrance comme la prémiére condition abſolument néceſſaire pour nous rendre heureux, quoi qu’il en puiſſe arriver. Dans le fort de la paſſion, nous nous figurons que rien ne peut ſurpaſſer, ou preſque égaler l’inquiétude qui nous preſſe ſi violemment. Et parce que l’abſtinence d’un plaiſir préſent qui s’offre à nous, eſt une douleur, & qui même eſt ſouvent très-aiguë, à cauſe de la violence du déſir qui eſt enflammé par la proximité & par les attraits de l’Objet, il ne faut pas s’étonner qu’un ſentiment agiſſe de la même maniere que la douleur, qu’il diminuë dans notre Eſprit l’idée de ce qui eſt à venir ; & que par conſéquent il nous force, pour ainſi dire, à l’embraſſer aveuglément.

§. 65. Ajoûtez à cela, qu’un Bien abſent, ou ce qui eſt la même choſe, un plaiſir à venir, & ſur tout, s’il eſt d’une eſpèce de plaiſirs qui nous ſoient inconnus, eſt rarement capable de contrebalancer une inquiétude cauſée par une douleur, ou un deſir actuellement préſent. Car la grandeur de ce plaiſir ne pouvant s’étendre au delà du goût qu’on en recevera réellement quand on en aura la jouïſſance, les Hommes ont aſſez de penchant à diminuër ce plaiſir à venir, pour lui faire ceder la place à quelque deſir préſent, & à conclurre en eux-mêmes, que quand on en viendroit à l’épreuve il ne répondroit peut-être pas à l’idée qu’on en donne, ni à l’opinion qu’on en a généralement, ayant ſouvent trouvé par leur propre expérience que non ſeulement les plaiſirs que d’autres ont exalté, leur ont paru fort inſipides, mais que ce qui leur a cauſé à eux-mêmes beaucoup de plaiſir dans un temps, les a choquez & leur a déplu dans un autre ; & qu’ainſi ils ne voyent rien dans ce Bien à venir pourquoi ils devroient renoncer à un plaiſir qui s’offre actuellement à eux. Mais que cette maniére de juger ſoit déraiſonnable, étant appliquée au Bonheur que Dieu nous promet après cette vie, c’eſt ce qu’ils ne ſauroient s’empêcher de reconnoître, à moins qu’ils ne diſent que Dieu ne ſauroit rendre heureux ceux qu’il a deſſein de rendre tels effectivement. Car comme c’eſt là ce qu’il propoſe en les mettant dans