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De la Puiſſance. Liv. II.

grands Biens à venir ; de ſorte que la poſſeſſion préſente de peu de choſe ils renoncent à un grand héritage qui ne pourroit leur manquer. Or, que ce ſoit là un faux Jugement, chacun doit le reconnoître, en quoi que ce ſoit qu’il faſſe conſiſter ſon plaiſir, parce que ce qui eſt à venir, doit certainement devenir préſent un jour ; & alors ayant le même avantage de proximité, il ſe fera voir dans ſa juſte grandeur & mettra en jour la prévention déraiſonnable de celui qui a jugé de ſon prix par des meſures inégales. Si dans le même moment qu’un homme prend un verre en main, ([1]) le plaiſir qu’il trouve à boire étoit accompagné de cette douleur de tête & de ces maux d’eſtomac qui ne manquent pas d’arriver à certaines gens, peu d’heures après qu’ils ont trop bû, je ne croi pas que jamais perſonne voulût à ces conditions goûter du vin du bout des lèvres, quelque plaiſir qu’il prît à en boire ; & cependant, ce même homme ſe remplit tous les jours cette dangereuſe liqueur, uniquement déterminé à choiſir le plus mauvais par la ſeule illuſion que lui fait une petite différence de temps. Mais ſi le Plaiſir ou la Douleur diminuë ſi fort par le ſeul éloignement de peu d’heures, à combien plus forte raiſon une plus grande diſtance produira-t-elle le même effet dans l’Eſprit d’un homme qui ne fait point, par un juſte examen de la choſe même, ce que le temps l’obligera de faire en la lui mettant actuellement devant les yeux, c’eſt-à-dire qui ne la conſidére pas comme préſente pour en connoître au juſte les véritables dimenſions ? C’eſt ainſi que nous nous trompons ordinairement nous-mêmes par rapport au Plaiſir & à la Douleur conſidérez en eux-mêmes, ou par rapport aux véritables dégrez de Bonheur ou de Miſére que les choſes ſont capables de produire. Car ce qui eſt à venir perdant la juſte proportion à notre égard, nous préferons le préſent comme plus conſiderable. Je ne parle point ici de ce faux Jugement par lequel ce qui eſt abſent n’eſt pas ſeulement diminué, mais tout-à-fait anéanti dans l’Eſprit des hommes ; quand ils jouïſſent de tout ce qu’ils peuvent obtenir pour le préſent, & s’en mettent en poſſeſſion, concluant fauſſement qu’il n’en arrivera aucun mal : car cela n’eſt pas fondé ſur la comparaiſon qu’on peut faire de la grandeur d’un Bien & d’un Mal à venir, dequoi nous parlons préſentement, mais ſur une autre eſpèce de faux Jugement qui regarde le Bien ou le Mal conſidérez comme la cauſe & l’occaſion du plaiſir & de la douleur qui en doit provenir.

§. 64.Quelles en ſont les cauſes. C’eſt, ce me ſemble, la foible & étroite capacité de notre Eſprit qui eſt la cauſe des Faux Jugemens que nous faiſons en comparant le Plaiſir préſent ou la Douleur préſente avec un Plaiſir ou une Douleur à venir. Nous ne ſaurions bien jouïr de deux plaiſirs à la fois ; & moins encore pouvons-nous guere jouïr d’aucun plaiſir dans le temps que nous ſommes obſedez par la Douleur. Le plaiſir préſent, s’il n’eſt extrémement foible, juſqu’à n’être preſque rien du tout, remplit l’étroite capacité de notre Ame ; & par-là

  1. Voici comment Montagne a exprimé la même choſe. Si la douleur de teſte, dit il, nous venoit avant l’yvreſſe, nous nous garderions de trop boire : mais la volupté, pour nous tromper, marche devant & nous cache la ſuite. Eſſai, Tom. I. Liv. I. ch. 38. pag. 449. Ed. de la Haye 1727.