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De la Puiſſance. Liv. II.

lière & de complaire au deſir qui nous porte vers quelque Bien particulier qui nous paroît alors le plus important, juſqu’à ce que nous ayions examiné avec toute l’application néceſſaire, ſi effectivement ce Bien particulier ſe rapporte ou s’oppoſe à notre veritable Bonheur. Et ainſi juſqu’à ce que par cette recherche nous ſoyions autant inſtruits que l’importance de la matiére & la nature de la choſe l’exigent, nous ſommes obligez de ſuſpendre la ſatisfaction de nos deſirs dans chaque cas particulier, & cela par la néceſſité qui nous eſt impoſée de préferer & de rechercher le véritable Bonheur comme notre plus grand Bien.

§. 52.Pourquoi ? C’eſt ici le pivot ſur lequel roule toute la Liberté des Etres Intelligens dans les continuels efforts qu’ils employent pour arriver à la véritable félicité, & dans la vigoureuſe & conſtante recherche qu’ils en font, je veux dire ſur ce qu’ils peuvent ſuſpendre cette recherche dans les cas particuliers, juſqu’à ce qu’ils ayent regardé devant eux, & reconnu ſi la choſe qui leur eſt alors propoſée, ou dont ils deſirent la jouïſſance, peut les conduire à leur principal but, & faire une partie réelle de ce qui conſtituë leur plus grand Bien. Car l’Inclination qu’ils ont naturellement pour le Bonheur, leur eſt une obligation & un motif de prendre ſoin de ne pas méconnoître ou manquer ce Bonheur, & par-là les engage néceſſairement à ſe conduire, dans la direction de leurs actions particulières, avec beaucoup de retenuë, de prudence, & de circonſpection. La même néceſſité qui détermine à la recherche du vrai Bonheur, emporte auſſi une obligation indiſpenſable de ſuſpendre, d’examiner, & de conſiderer avec circonſpection chaque deſir qui s’éleve ſucceſſivement en nous, pour voir ſi l’accompliſſement n’en eſt pas contraire à notre veritable bonheur, de ſorte qu’il nous en éloigne au lieu de nous y conduire. C’eſt là, ce me ſemble, le grand privilege des Etres finis doûez d’intelligence ; & je ſouhaiterois fort qu’on prît la peine d’examiner avec ſoin, ſi ([1]) le grand mobile, & l’uſage le plus important de toute la Liberté que les hommes ont, qu’ils ſont capables d’avoir, ou qui peut leur être de quelque avantage, de celle d’où dépend la conduite de leurs actions, ne conſiſte point en ce qu’ils peuvent ſuſpendre leurs deſirs & les empêcher de déterminer leur volonté à quelque action particuliére, juſqu’à ce que l’importance de la choſe le requiert. C’eſt ce que nous ſommes capables de faire ; & quand nous l’avons fait, nous avons fait notre devoir & tout ce qui eſt en notre puiſſance, & dans le fond, tout ce qui eſt néceſſaire : car puiſqu’on ſuppoſe que c’eſt la connoiſſance qui règle le choix de la Volonté, tout ce que nous pouvons faire ici, ſe réduit à tenir nos volontez indéterminées juſqu’à ce que nous ayions examiné le bien & le mal de ce que nous deſirons. Ce qui ſuit après cela, vient par une ſuite de conſéquences enchainées l’une à l’autre, qui dépendent toutes de la derniére détermination du Jugement, laquelle eſt en notre pouvoir, ſoit qu’elle ſoit formée ſur un examen fait à la hâte & d’une maniére précipitée, ou mûrement & avec toutes les précautions requiſes, l’expérience nous faiſant voir que dans la plûpart des cas nous ſommes capables de ſuſpendre l’accompliſſement préſent de quelque deſir que ce ſoit.

  1. Il y a dans l’original The great inlet.