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De la Puiſſance. Liv. II.

en temps & lieu opérer ſur notre Volonté & devenir actuellement l’objet de nos recherches. Car un Bien, pour grand qu’on le reconnoiſſe, n’affecte point notre Volonté, qu’il n’ait excité dans notre Eſprit des deſirs qui font que nous ne pouvons plus en être privez ſans inquiétude. Avant cela, nous ne ſommes point dans la ſphere de ſon activité, notre Volonté n’étant ſoûmiſe qu’à la détermination des inquiétudes qui ſe trouvent actuellement en nous, & qui, tant qu’elles y ſubſiſtent, ne ceſſent de nous preſſer, & de fournir à la Volonté le ſujet de ſa prochaine détermination, l’incertitude (lors qu’il s’en trouve dans l’Eſprit) ſe réduiſant uniquement à ſavoir, quel deſir doit être le prémier ſatiſait, quelle inquiétude doit être la prémiére éloignée. De là vient qu’auſſi long-temps qu’il reſte dans l’Eſprit quelque inquiétude, quelque deſir particulier, il n’y a aucun Bien, conſideré ſimplement comme tel, qui aît lieu d’affecter la Volonté, ou de la déterminer en aucune maniere, parce que, comme nous avons déjà dit, le prémier pas que nous faiſons vers le Bonheur tendant à nous délivrer entiérement de la miſére, & d’en éloigner tout ſentiment, la Volonté n’a pas le loiſir de viſer à autre choſe, jusqu’à ce que chaque inquiétude que nous ſentons, ſoit parfaitement diſſipée : & vu la multitude de beſoins & de deſirs dont nous ſommes comme aſſiégez dans l’état d’imperfection où nous vivons, il n’y a pas apparence que dans ce Monde nous nous trouvions jamais entiérement libres à cet égard.

§. 47.La puiſſance que nous avons de ſuſpendre chacun de nos deſirs, nous fournit le moyen d’examiner, avant que de nous déterminer à agir. Comme donc il ſe rencontre en nous un grand nombre d’inquiétudes qui nous preſſent ſans ceſſe, & qui ſont toûjours en état de déterminer la volonté, il eſt naturel, comme j’ai déja dit, que celle qui eſt la plus conſiderable & la plus véhémente, détermine la Volonté à l’Action prochaine. C’eſt-là en effet ce qui arrive pour l’ordinaire, mais non pas toûjours. Car l’Ame ayant le pouvoir de ſuſpendre l’accompliſſement de quelqu’un de ſes deſirs, comme il paroît évidemment par l’experience, elle et, par conſéquent, en liberté de les conſiderer tous l’un après l’autre, d’en examiner les Objets, de les obſerver de tous côtez, & de les comparer les uns avec les autres. C’eſt en cela que conſiſte la Liberté de l’Homme ; & c’eſt du mauvais uſage qu’il en fait que procede de toute cette diverſité d’égaremens, d’erreurs, & de fautes où nous nous précipitons dans la conduite de notre Vie & dans la recherche que nous faiſons du Bonheur ; lorsque nous déterminons trop promptement notre Volonté & que nous nous engageons trop tôt à agir, avant que d’avoir bien examiné quel parti nous devons prendre. Pour prévenir cet inconvenient, nous avons la puiſſance de ſuſpendre l’execution de tel ou tel deſir, comme chacun le peut éprouver tous les jours en ſoi-même. C’eſt-là, ce me ſemble, la ſource de toute Liberté ; c’eſt en quoi conſiſte, ſi je ne me trompe, ce que nous nommons, quoi qu’improprement, à mon avis, Libre Arbitre. Car en ſuſpendant ainſi nos deſirs avant que la Volonté ſoit déterminée à agir, & que l’action qui ſuit cette détermination, ſoit faite, nous avons, durant tout ce temps-là, la commodité d’examiner, de conſiderer, & de juger quel bien ou quel mal il y a dans ce que nous allons faire ; & lorsque nous avons jugé après un légitime examen, nous avons fait tout ce que nous pouvons ou devons faire en vûë de notre Bonheur : après quoi, ce n’eſt plus notre