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De la Puiſſance. Liv. II.

regards anticipez ſur l’avenir, entraine toûjours la Volonté à ſa ſuite. De ſorte qu’au milieu même de la joye, ce qui ſoûtient l’action d’où dépend le plaiſir préſent, c’eſt le déſir de continuer ce plaiſir & la crainte d’en être privé : & toutes les fois qu’une plus grande inquiétude que celle-là, vient à s’emparer de l’Eſprit, elle détermine auſſi-tôt la Volonté à quelque nouvelle action ; & le plaiſir préſent eſt négligé.

§. 40.L’inquiétude la plus preſſante détermine naturellement la Volonté. Mais comme dans ce Monde nous ſommes aſſiégez de diverſes inquiétudes, & diſtraits par différens déſirs, ce qui ſe préſente naturellement à rechercher après cela, c’eſt laquelle de ces inquiétudes eſt la prémiére à déterminer la Volonté à l’action ſuivante ? A quoi l’on peut répondre qu’ordinairement c’eſt la plus preſſante de toutes celles dont on croit être alors en état de pouvoir ſe délivrer. Car la Volonté étant cette puiſſance que nous avons de diriger nos Facultez operatives à quelque action pour une certaine fin, elle ne peut être muë vers une choſe dans le temps même que nous jugeons ne pouvoir abſolument point l’obtenir. Autrement, ce ſeroit ſuppoſer qu’un Etre intelligent agiroit de deſſein formé pour une certaine fin dans la ſeule vûë de perdre ſa peine, car agir pour ce qu’on juge ne pouvoir nullement obtenir, n’emporte préciſément autre choſe. C’eſt pour cela auſſi que de fort grandes inquiétudes n’excitent pas la Volonté, quand on les juge incurables. On ne fait en ce cas-là aucun effort pour s’en délivrer. Mais celles-là exceptées, l’inquiétude la plus conſiderable à la plus preſſante que nous ſentons actuellement, eſt ce qui d’ordinaire détermine ſucceſſivement la Volonté, dans cette ſuite d’Actions volontaires dont notre Vie eſt compoſée. La plus grande inquiétude actuellement préſente, eſt ce qui nous pouſſe à agir, c’eſt l’aiguillon qu’on ſent conſtamment, & qui pour l’ordinaire détermine la Volonté au choix de l’action immédiatement ſuivante. Car nous devons toûjours avoir ceci devant les yeux, Que le propre & le ſeul objet de la Volonté c’eſt quelqu’une de nos actions, & rien autre choſe. Et en effet par notre Volition nous ne produiſons autre choſe que quelque action qui eſt en notre puiſſance. C’eſt à quoi notre Volonté ſe termine, ſans aller plus loin.

§. 41.Tous les hommes déſirent le bonheur. Si l’on demande, outre cela, Ce que c’eſt qui excite le deſir, je répons que c’eſt le Bonheur, & rien autre choſe. Le Bonheur & la Miſére ſont des noms de deux extrémitez dont les derniéres bornes nous ſont inconnuës : ** I. Cor. II. 9. C’eſt ce que l’œuil n’a point vû, que l’oreille n’a point entendu, & que le cœur de l’Homme n’a jamais compris. Mais il ſe fait en nous de vives impreſſions de l’un & de l’autre, par différentes eſpèces de ſatisfaction & de joye, de tourment & de chagrin, que je comprendrai, pour abreger, ſous le nom de Plaiſir & de Douleur, qui conviennent, l’un & l’autre, à l’Eſprit auſſi bien qu’au Corps, ou qui, pour parler exactement, n’appartiennent qu’à l’Eſprit, quoi que tantôt ils prennent leur origine dans l’Eſprit à l’occaſion de certaines penſées, à tantôt dans le Corps à l’occaſion de certaines modifications du mouvement.

§. 42.Ce que c’eſt que le Bonheur. Ainſi, le Bonheur pris dans toute ſon étenduë eſt le plus grand