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De la Puiſſance. Liv. II.

me notre Eſprit a quelquefois été touché, ne fixe pas pour toûjours notre Volonté, nous voyons pourtant qu’une grande & violente inquiétude s’étant une fois emparée de la Volonté, ne lui donne aucun repit ; ce qui peut nous convaincre que c’eſt ce ſentiment-là qui détermine la Volonté. Ainſi quelque véhémente douleur du Corps, l’indomptable paſſion d’un homme fortement amoureux, ou un impatient déſir de vengeance arrêtent & fixent entierement la Volonté ; & la Volonté ainſi déterminée ne permet jamais à l’Entendement de perdre ſon objet de vûë, mais toutes les penſées de l’Eſprit & toutes les puiſſances du Corps ſont portées ſans interruption de ce côté-là par la determination de la Volonté, que cette violente inquiétude met en action pendant tout le temps qu’elle dure. D’où il paroît évidemment, ce me ſemble, que la Volonté, ou la puiſſance que nous avons de nous porter à une certaine action préferablement à toute autre, eſt déterminée en nous par ce que j’appelle inquiétude ; ſur quoi je ſouhaite que chacun examine en ſoi-même ſi cela n’eſt point ainſi.

§. 39.le Deſir accompagne toute inquiétude. Juſqu’ici je me ſuis particulièrement attaché à conſiderer l’inquiétude qui naît du Deſir, comme ce qui détermine la Volonté ; parce que c’en eſt le principal & le plus ſenſible reſſort. En effet, il arrive rarement que la Volonté nous pouſſe à quelque action, ou qu’aucune action volontaire ſoit produite en nous, ſans que quelque deſir l’accompagne ; & c’eſt là, je penſe, la raiſon pourquoi la Volonté & le Deſir ſont ſi ſouvent confondus enſemble. Cependant il ne faut pas regarder l’inquiétude qui fait partie, ou qui eſt du moins une ſuite de la plûpart des autres paſſions, comme entiérement excluë dans ce cas. Car la Haine, la Crainte, la Colère, l’Envie, la Honte, &c. ont chacune leurs inquiétudes ; & par-là opèrent ſur la Volonté. Je doute que dans la vie & dans nos Reflexions nous ne nommions & ne conſiderions que celle qui agit avec plus de force, & qui éclate le plus par rapport à l’état préſent de l’Ame. Je croi même qu’on auroit de la peine à trouver quelque Paſſion qui ne ſoit accompagnée de Deſir. Du reſte je ſuis aſſûré que par-tout où il a de l’inquiétude, il y a du deſir, car nous deſirons inceſſamment le bonheur ; & autant que nous ſentons d’inquiétude, il eſt certain que c’eſt autant de bonheur qui nous manque, ſelon notre propre opinion, dans quelque état ou condition que nous ſoyons d’ailleurs. Et comme [1] notre Eternité ne dépend pas du moment préſent où nous exiſtons, nous portons notre vûë au delà du temps préſent, quels que ſoient les plaiſirs dont nous jouïſſons actuellement ; & le deſir accompagnant ces

  1. Je ne ſuis pas trop aſſuré d’avoir attrapé ici le ſens de M. Locke, quoi qu’il aît entendu lire cet endroit de ma Traduction ſans y trouver à redire. Il y a dans l’Anglois, The preſent moment not being our eternity : Expreſſion fort extraordinaire, qui renduë mot pour mot, veut dire, Le moment préſent n’étant pas notre Eternité. Il me ſemble que le mot d’éternité n’eſt pas fort Philoſophique en cet endroit. Peut-être que tout ce que M. Locke a voulu dire ici, c’eſt que la Durée de notre État n’eſt pas meſurée ou déterminée par le moment préſent de notre exiſtence. C’eſt du moins le ſeul ſens raiſonnable que je puis donner à ces paroles pour les accorder avec ce qui vient immédiatement après.