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XXIII
ELOGE DE M. LOCKE.

belles & ſavantes Hypotheſes, qui n’ayant aucun rapport avec la nature des choses ne ſervent au fond qu’à faire perdre du tems à les inventer ou à les comprendre. Mille fois j’ai admiré comment par differentes interrogations qu’il faiſoit à des gens de métier, il trouvoit le ſecret de leur Art qu’ils n’entendoient pas eux-mêmes, & leur fourniſſoit fort ſouvent des vûës toutes nouvelles qu’ils étoient quelquefois bien aiſes de mettre à profit.

Cette facilité que M. Locke avoit à s’entretenir avec toute ſorte de perſonnes, le plaiſir qu’il prenoit à le faire, ſurprenoit d’abord ceux qui lui parloient pour la prémiere fois. Ils étoient charmez de cette condeſcendance, aſſez rare dans les gens de Lettres, qu’ils attendoient ſi peu d’un homme que ſes grandes qualitez élevoient ſi fort au deſſus de la plûpart des autres hommes. Bien des gens qui ne le connoiſſoient que par ſes Ecrits, ou par la reputation qu’il avoit d’être un des prémiers Philoſophes du ſiécle, s’étant figuré par avance, que c’étoit un de ces Eſprits tout occupez d’eux-mêmes & de leurs rares ſpeculations, incapables de ſe familiariſer avec le commun des hommes, d’entrer dans leurs petits intérêts, de s’entretenir des affaires ordinaires de la vie, étoient tout étonnez de trouver un homme affable, plein de douceur, d’humanité, d’enjoûment, toûjours prêt à les écouter, à parler avec eux des choſes qui leur étoient le plus connuës, bien plus empreſſé à s’inſtruire de ce qu’ils ſavoient mieux que lui, qu’à leur étaler ſa Science. Je connois un bel Eſprit en Angleterre qui fut quelque tems dans la même prévention. Avant que d’avoir vu M. Locke, il ſe l’étoit repreſenté ſous l’idée d’un de ces Anciens Philoſophes à longue barbe, ne parlant que par ſentences, négligé dans ſa perſonne, ſans autre politeſſe que celle que peut donner la bonté du naturel, eſpéce de politeſſe quelquefois bien groſſiére, & bien incommode dans la Societé civile. Mais dans une heure de converſation, revenu entierement de ſon erreur à tous ces égards il ne put s’empêcher de faire connoitre qu’il regardait M. Locke comme un homme des plus polis qu’il eût jamais vû. Ce n’eſt pas un Philoſophe toûjours grave, toûjours renfermé dans ſon caractére, comme je me l’étois figuré : c’eſt, dit-il, un parfait homme de Cour, autant aimable par ſes maniéres civiles & obligeantes, qu’admirable par la profondeur & la délicateſſe de ſon genie.

M. Locke étoit ſi éloigné de prendre ces airs de gravité, par où certaines gens, ſavans & non ſavans, aiment à ſe diſtinguer du reſte des hommes, qu’il les regardoit au contraire comme une marque infaillible d’impertinence. Quelquefois même il ſe divertiſſoit à imiter cette Gravité concertée, pour la tourner plus agréablement en ridicule ; & dans ces rencontres il ſe ſouvenoit toûjours de cette Maxime du Duc de la Rochefoucault, qu’il admiroit ſur toutes les autres, La Gravité eſt un myſtere du Corps inventé pour cacher les défauts de l’Eſprit. Il aimoit auſſi à confirmer ſon ſentiment ſur cela par celui du fameux Comte de ** Chancelier d’Angleterre ſous le Regne de Charles II. Shaftsbury à qui il prenoit plaiſir de faire honneur de toutes les choſes qu’il croyoit avoir appriſes dans ſa Converſation.

Rien ne le flattoit plus agréablement que l’eſtime que ce Seigneur conçut pour lui preſque auſſi-tôt qu’il l’eut vû, & qu’il conſerva depuis, tout -