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De la Puiſſance. Liv. II.

a plus de pouvoir ſur nous que les attraits des plus grands plaiſirs conſiderez en éloignement.

§. 35.Ce n’eſt pas le plus grand Bien poſitif, mais l’Inquiétude qui détermine la Volonté. C’eſt une Maxime ſi fort établie par le conſentement général de tous les hommes, Que c’eſt le Bien & le plus grand Bien qui détermine la Volonté, que je ſuis nullement ſurpris d’avoir ſuppoſé cela comme indubitable, la prémiére fois que je publiai mes penſées ſur cette matiére ; & je penſe que bien des gens m’excuſeront plûtôt d’avoir adopté cette Maxime, que de ce que je me hazarde préſentement à m’éloigner d’une Opinion ſi généralement reçuë. Cependant, après une plus exacte recherche, je me ſens forcé de conclurre, que le Bien & le plus grand Bien, quoi que jugé & reconnu tel, ne détermine point la Volonté ; à moins que venans à le deſirer d’une maniére proportionnée à ſon excellence, ce deſir ne nous rende inquiets de ce que nous en ſommes privez. En effet, perſuadez à un Homme, tant qu’il vous plairra, que l’abondance eſt plus avantageuſe que la pauvreté ; faites-lui voir & confeſſer que les agréables commoditez de la vie ſont préferables à une ſordide indigence ; s’il eſt ſatisfait de ce dernier état, & qu’il n’y trouve aucune incommodité, il y perſiſte malgré tous vos diſcours ; ſa Volonté n’eſt déterminée à aucune action qui le porte à y renoncer. Qu’un homme ſoit convaincu de l’utilité de la Vertu, juſqu’à voir qu’elle eſt auſſi néceſſaire à quiconque ſe propoſe quelque choſe de grand dans ce Monde, ou eſpére d’être heureux dans l’autre, que la nourriture eſt néceſſaire au ſoûtien de notre vie ; cependant juſqu’à ce que cet homme ſoit affamé & alteré de la Juſtice, juſqu’à ce qu’il ſe ſente inquiet de ce qu’elle lui manque, ſa volonté ne ſera jamais déterminée à aucune action qui le porte à la recherche de cet excellent Bien dont il reconnoit l’utilité ; mais quelque autre inquiétude qu’il ſent en lui-même, venant à la traverſe entraînera ſa Volonté à d’autres choſes. D’autre part, qu’un Homme adonné au vin conſidere, qu’en menant la vie qu’il mene, il ruine ſa ſanté, diſſipe ſon Bien, qu’il va ſe deshonorer dans le Monde, s’attirer des maladies, & tomber enfin dans l’indigence juſques à n’avoir plus dequoi ſatisfaire cette paſſion de boire qui le poſſede ſi fort : cependant les retours de l’inquiétude qu’il ſent à être abſent de ſes compagnons de débauche, l’entraînent au cabaret aux heures qu’il eſt accoûtumé d’y aller, quoi qu’il ait alors devant les yeux la perte de ſa ſanté & de ſon Bien, & peut-être même celle du Bonheur de l’autre Vie : Bonheur qu’il ne peut regarder comme un Bien peu conſiderable en lui-même, puiſqu’il avoûë au contraire qu’il eſt beaucoup plus excellent que le plaiſir de boire, ou que le vain babil d’une troupe de Débauchez. Ce n’eſt donc pas faute de jetter les yeux ſur le ſouverain Bien qu’il perſiſte dans ce déreglement, car il l’enviſage & en reconnoît l’excellence, juſque-là que durant le temps qui s’écoule entre les heures qu’il employe à boire, il réſout de s’appliquer à la recherche de ce ſouverain Bien ; mais quand l’inquiétude d’être privé du plaiſir auquel il eſt accoûtumé, vient le tourmenter, ce Bien qu’il reconnoît être plus excellent que celui de boire, n’a plus de force ſur ſon Eſprit ; & c’eſt cette inquiétude actuelle qui détermine ſa Volonté à l’Action à laquelle il eſt accoûtumé, & qui par-là faiſant de plus fortes impreſſions prévaut encore à la prémiére occaſion, quoi que dans le