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De la Puiſſance. Liv. II.

tend d’une autre directement contraire. Un homme qui par une violente attaque de Goute aux mains ou aux piés, ſe ſent délivré d’une peſanteur de tête ou d’un grand dégoût, deſire d’être auſſi ſoulagé de la douleur qu’il ſent aux piés ou aux mains, (car par-tout où ſe trouve la Douleur, il y a un deſir d’en être délivré) cependant s’il vient à comprendre que l’éloignement de cette douleur peut cauſer le tranſport d’une dangereuſe humeur dans quelque partie plus vitale, ſa volonté ne ſauroit être déterminée à aucune Action qui puiſſe ſervir à diſſiper cette douleur : d’où il paroît évidemment, que deſirer & vouloir ſont deux Actes de l’Eſprit, tout-à-fait diſtincts ; & par conſéquent, que la Volonté qui n’eſt que la puiſſance de vouloir, eſt encore beaucoup plus diſtincte du Deſir.

§. 31.C’eſt l’inquiétude qui détermine la Volonté. Voyons préſentement Ce que c’eſt qui détermine la Volonté par rapport à nos Actions. Pour moi, après avoir examiné la choſe une ſeconde fois, je ſuis porté à croire, que ce qui détermine la Volonté à agir, n’eſt pas le plus grand Bien, comme on le ſuppoſe ordinairement, mais plûtôt quelque inquiétude actuelle, &, pour l’ordinaire, celle qui eſt plus preſſante. C’eſt là, dis-je, ce qui détermine ſucceſſivement la Volonté, & nous porte à faire les actions que nous faiſons. Nous pouvons donner à cette inquiétude le nom de Deſir qui eſt effectivement une inquiétude de l’Eſprit, cauſée par la privation de quelque Bien abſent. Toute douleur du Corps, quelle qu’elle ſoit, & tout mécontentement de l’Eſprit, eſt une inquiétude, à laquelle eſt toûjours joint un Deſir proportionné à la douleur ou à l’inquiétude qu’on reſſent, & dont il peut à peine être diſtingué. Car le Deſir n’étant que l’inquiétude que cauſe le manque d’un Bien abſent par rapport à quelque douleur qu’on reſſent actuellement, le ſoulagement de cette inquiétude eſt ce Bien abſent, & juſqu’à ce qu’on obtienne ce ſoulagement de cette inquiétude eſt ce Bien abſent, & juſqu’à ce qu’on obtienne ce ſoulagement ou cette [1] quiétude, on peut donner à cette inquiétude le nom de deſir, parce que perſonne ne ſent de la douleur [2] qui ne souhaite d’en être délivré, avec un deſir proportionné à l’impreſſion de cette douleur, & qui en eſt inſéparable. Mais outre le deſir d’être delivré de la douleur, il y a un autre deſir d’un bien poſitif qui eſt abſent ; & encore à cet égard le deſir & l’inquiétude ſont dans une égale proportion : car autant que nous deſirons un bien abſent, autant eſt grande l’inquiétude que nous cause ce de-

  1. Eaſe ; c’eſt le mot Anglois dont ſe ſert l’Auteur pour exprimer cet Etat de l’Ame lorſqu’elle eſt à ſon aiſe. Le mot de quiétude ne ſignifie peut-être pas exactement cela, non plus que celui d’inquiétude l’état contraire. Mais je ne puis faire autre choſe que d’en avertir le Lecteur, afin qu’il y attache l’idée que je viens de marquer. C’eſt dequoi je le prie de ſe bien reſſouvenir, s’il veut entrer exactement dans la penſée de l’Auteur.
  2. Montagne qui ſemble ſe jouer en traitant les matieres les plus ſerieuſes & les plus abſtraites, a décidé cette Queſtion en deux mots ſur le Principe dont ſe ſert ici M. Locke. Noſtre bien eſtre, dit-il, ce n’eſt que la privation d’eſtre mal… Car ce mesme chatouillement & aiguiſement, qui ſe rencontre en certains plaiſirs, & ſemble nous enlever au deſſus de la ſanté ſimple & de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, & je ſçay comment cuiſante & mordante, celle là mesme viſe qu’à l’indolence comme à ſon but. L’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chaſſer la peine que nous apporte le deſir ardent & furieux : & en l’exemption de cette fievre. Ainſi des autres Eſſais, Tom II. L. II. Ch. XII. p. 335. Ed. de la Haye 1727. Voilà la peine, l’inquiétude produite par un deſir, qui nous détermine à agir.