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De la Puiſſance. Liv. II.

Au contraire, un homme qui étant aſſis, n’a pas la puiſſance de changer de place, n’eſt pas en liberté. De même, un homme qui vient à tomber dans un Précipice, quoi qu’il ſoit en mouvement n’eſt pas en liberté, parce qu’il ne peut pas arrêter ce mouvement, s’il veut le faire. Cela étant ainſi, il eſt évident qu’un homme qui ſe promenant, ſe propoſe de ceſſer de ſe promener n’eſt plus en liberté de vouloir vouloir, (permettez-moi cette expreſſion) car il faut néceſſairement qu’il choiſiſſe l’un ou l’autre, je veux dire de ſe promener ou de ne pas ſe promener. Il en eſt de même par rapport à toutes ſes autres actions qui ſont en ſa puiſſance ; & qui lui ſont ainſi propoſées pour être faites ſur le champ, lesquelles ſont ſans doute le plus grand nombre. Car parmi cette prodigieuſe quantité d’actions volontaires qui ſe ſuccedent l’une à l’autre à chaque moment que nous ſommes éveillez dans le cours de notre vie, il y en a fort peu qui ſoient propoſées à la Volonté avant le temps auquel elles doivent être miſes en exécution. Je ſoûtiens que dans toutes ces actions l’Eſprit n’a pas, par rapport à la volition, la puiſſance d’agir ou de ne pas agir, en quoi conſiſte la Liberté. L’Eſprit, dis-je, n’a point, en ce cas, la puiſſance de s’empêcher de vouloir, il ne peut éviter de ſe déterminer d’une maniére ou d’autre à l’égard de ſes actions. Que la reflexion ſoit auſſi courte, & la penſée auſſi rapide qu’on voudra, ou elle laiſſe l’Homme dans l’état où il étoit avant que de penſer, ou elle le fait changer ; ou l’Homme continuë l’action, ou il la détermine. D’où il paroît clairement, qu’il ordonne & choiſit l’un préferablement à l’autre, & que par-là ou la continuation ou le changement devient inévitablement volontaire.

§. 25.La Volonté déterminée par quelque choſe qui eſt hors d’elle-même. Puis donc qu’il eſt évident que dans la plûpart des cas un Homme n’eſt pas en liberté de vouloir vouloir, ou non ; la prémiére choſe qu’on demande après cela, c’eſt, Si l’Homme eſt en liberté de vouloir lequel des deux il lui plait : le Mouvement, ou le Repos. Cette Queſtion eſt ſi viſiblement abſurde en elle-même, qu’elle peut ſuffire à convaincre quiconque y fera reflexion, que la Liberté ne concerne point la Volonté. Car demander ſi un homme eſt en liberté de vouloir lequel il lui plaît du Mouvement, ou du Repos, de parler, ou de ſe taire, c’eſt demander ſi un homme peut vouloir ce qu’il veut, ou ſe plaire à ce à quoi il ſe plaît : Queſtion qui, à mon avis, n’a pas beſoin de réponſe. Quiconque peut mettre cela en queſtion, doit ſuppoſer qu’une Volonté determine les Actes d’une autre Volonté, & qu’une autre détermine celle-ci, & ainſi à l’infini.

§. 26. Pour éviter ces abſurditez & autres ſemblables, rien ne peut être plus utile, que d’établir dans notre Eſprit des Idées diſtinctes & déterminées des choſes en queſtion. Car ſi les Idées de Liberté & de Volition étoient bien fixées dans notre Entendement, & que nous les euſſions toûjours préſentes à l’Eſprit telles qu’elles ſont, pour les appliquer à toutes les Queſtions qu’on a excitées ſur ces deux articles, je croi que la plûpart des difficultez qui embarraſſent & brouillent l’Eſprit des Hommes ſur cette matiére, ſeroient beaucoup plus aiſément réſoluës ; & par-là nous verrions où c’eſt que l’obſcurité procederoit de la ſignification confuſe des termes, ou de la nature même des choſes.