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De quelques autres Modes Simples. Liv. II.

ces, il y a pourtant quelques autres Idées ſimples, comme l’Unité, la Durée, le Mouvement dont nous avons déja parlé, la Puiſſance & la Penſée, deſquelles on a formé une grande diverſité d’Idées complexes qu’on a eu ſoin de diſtinguer par différens noms.

§. 7.Pourquoi quelques Modes ont des noms ; & d’autres n’en ont pas. Et voici, à mon avis, la raiſon pourquoi on en a uſé ainſi, c’eſt que, comme le grand intérêt des hommes roule ſur la ſociété qu’ils ont entr’eux, rien n’étoit plus néceſſaire que la connoiſſance des hommes & de leurs actions, jointe au moyen de s’inſtruire les uns les autres de ces actions. C’eſt pour cela, dis-je, qu’ils ont formé des Idées d’Actions humaines, modifiées avec une extrême préciſion ; & qu’ils ont donné à chacune de ces idées complexes, des noms particuliers, afin qu’ils puſſent plus aiſément conſerver le ſouvenir de ces choſes qui ſe préſentoient continuellement à leur Eſprit, en diſcourir ſans de grands détours & de longues circonlocutions, & les comprendre plus facilement & plus promptement, puis qu’ils devoient à toute heure en inſtruire les autres, & en être inſtruits eux-mêmes. Que les Hommes ayent eû cela en vûë, je veux dire qu’ils ayent été principalement portez à former différentes Idées complexes, & à leur donner des noms, pour le but général du Language, l’un des plus prompts & des plus courts moyens qu’on aît pour s’entre-communiquer ſes penſées, c’eſt ce qui paroît évidemment par les noms que les hommes ont inventez dans pluſieurs Arts ou Métiers, pour les appliquer à différentes Idées complexes de certaines Actions compoſées qui appartiennent à ces différens Métiers, afin d’abreger le diſcours, lorſqu’ils donnent des ordres concernant ces actions-là, ou qu’ils en parlent entr’eux. Mais parce que ces Idées ne ſe trouvent point en général dans l’Eſprit de ceux à qui ces occupations ſont étrangères, les Mots qui expriment ces Actions-là ſont inconnus à la plûpart des hommes qui parlent la même Langue. Tels ſont les mots de ** Terme d’Imprimerie.
† Termes de Chimes.
friſſer, † amalgamer, ſublimation, cohobation : car ces mots étant employez pour déſigner certaines idées complexes qui ſont rarement dans l’Eſprit d’autres perſonnes que de ceux à qui elles ſont ſuggerées de temps en temps par leurs occupations particulières, ils ne ſont entendus en général que des Imprimeurs, ou des Chimiſtes, qui ayant formé dans leur Eſprit les idées complexes que ces termes ſignifient, & leur ayant donné des noms ou ayant reçu ceux que d’autres avoient déja inventez pour les exprimer, ne les entendent pas plûtôt prononcer par les perſonnes de leur Mêtier que ces Idées ſe préſentent à leur Eſprit. Le terme de Cohobation, par exemple, excite d’abord dans l’Eſprit d’un Chimiſte toutes les idées ſimples de Diſtillation, & le mêlange qu’on fait de la liqueur diſtillée avec la matiére dont elle a été extraite pour la diſtiller de nouveau. Ainſi nous voyons qu’il y a une grande diverſité d’Idées ſimples de Goûts, d’Odeurs, &c. qui n’ont point de nom ; & encore plus de Modes, qui, ou n’ayant pas été aſſez généralement obſervez, ou n’étant pas d’un aſſez grand uſage pour que les hommes s’aviſent d’en prendre connoiſſance dans leurs affaires & dans leurs entretiens, n’ont point été déſignez par des noms, & ne paſſent pas par conſéquent pour des Eſpèces particulieres. Mais j’aurai occaſion dans la ſuite d’examiner plus au long cette matiére, lorſque je viendrai à parler des Mots.