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De quelques autres Modes Simples. Liv. II.

ceux de l’Etenduë : car vîte & lent ſont deux différentes idées du Mouvement, dont les meſures ſont priſes des diſtances du Temps & de l’Eſpace jointes enſemble, de ſorte que ce ſont des Idées complexes qui comprennent Temps, & Eſpace avec du Mouvement.

§. 3.Modes des Sons. La même diverſité ſe rencontre dans les Sons. Chaque mot articulé eſt une différente modification du Son : d’où il paroît qu’à la faveur de ces Modifications l’Ame peut recevoir, par le Sens de l’Ouïe, des idées diſtinctes dans une quantité preſque infinie. Outre les cris diſtincts qui ſont particuliers aux Oiſeaux & aux autres Bêtes, les Sons peuvent être modifiez par le moyen de diverſes Notes de différentes étenduë, jointes enſemble, ce qui fait cette Idée complexe que nous nommons un Air, & qu’un Muſicien peut avoir préſente à l’Eſprit, lors même qu’il n’entend ni ne forme aucun ſon, en refléchiſſant ſur les idées de ces ſons qu’il aſſemble ainſi tacitement en lui-même & dans ſa propre imagination.

§. 4.Modes des Couleurs. Les Modes des Couleurs ſont auſſi fort différens. Il y en a quelques-uns que nous regardons ſimplement comme divers dégrez, ou pour parler en termes de l’Art, comme des nuances d’une même Couleur. Mais parce que nous faiſons rarement des aſſemblages de Couleurs, pour l’uſage, ou pour le plaiſir, ſans que la figure y aît quelque part, comme dans la Peinture, dans les Ouvrages de Tapiſſerie, de Broderie, &c. les aſſemblages de couleurs les plus connus appartiennent pour l’ordinaire aux Modes Mixtes, parce qu’ils ſont compoſez d’idées de différentes eſpèces, ſavoir de figure & de couleur, comme ſont la Beauté, l’Arc-en-ciel, &c.

§. 5.Modes des Saveurs & des Odeurs. Toutes les Saveurs & les Odeurs compoſées ſont auſſi des Modes compoſez des Idées ſimples de ces deux Sens. Mais on y fait moins de reflexion, parce qu’en général on manque de noms pour les exprimer ; & par la même raiſon il n’eſt pas poſſible de les déſigner en écrivant. C’eſt pourquoi je m’en rapporte aux penſées & à l’experience de mes Lecteurs, ſans m’arrêter à en faire l’énumeration.

§. 6. Mais il eſt bon de remarquer en général, que ces Modes ſimples qui ne ſont regardez que comme différens dégrez de la même Idée ſimple, quoi qu’il y en aît pluſieurs qui en eux-mêmes ſont des idées fort diſtinctes de tout autre Mode, n’ont pourtant pas ordinairement des noms diſtincts, & ne ſont pas fort conſiderez comme des idées diſtinctes, lorſqu’il n’y a entr’eux qu’une très-petite différence. De ſavoir ſi les hommes ont négligé de prendre connoiſſance de ces Modes, & de leur donner des noms particuliers, pour n’avoir pas des meſures propres à les diſtinguer exactement, ou bien parce qu’après qu’on les auroit ainſi diſtinguez, cette connoiſſance n’auroit pas été néceſſaire, ni d’un uſage général, j’en laiſſe la déciſion à d’autres. Il suffit pour mon deſſein, que je faſſe voir que toutes nos idées ſimples ne nous viennent dans l’Eſprit que par Senſation & par Reflexion, & que, lorſqu’elles y ont été introduites, notre Eſprit peut les repeter & combiner en différentes maniéres, & faire ainſi de nouvelles idées complexes. Mais quoi que le Blanc, le Rouge, ou le Doux, &c. n’ayent pas été modifiez, ou reduits à des Idées complexes par différentes combinaiſons qu’on aît déſigné par certains noms & rangé après cela en différentes Eſpè-