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De l’Infinité. Liv. II.

ce qui eſt en avoir une idée poſitive. Celui qui penſe à un Cube d’un pouce de Diametre, en a dans ſon Eſprit une idée claire & poſitive. Il peut de même ſe former l’idée d’un Cube d’un pouce, d’un ou d’un de pouce, & toûjours en diminuant, juſqu’à ce qu’il ne lui reſte dans l’Eſprit que l’idée de quelque choſe d’extrêmement petit, mais qui cependant ne parvient point à cette petiteſſe incomprehenſible que la Diviſion peut produire. Son Eſprit eſt auſſi éloigné de ce reſte de petiteſſe, que lorſqu’il a commencé la diviſion : & par conſéquent il ne vient jamais à avoir une idée claire & poſitive de cette petiteſſe qui eſt la ſuite d’une infinie Diviſibilité.

§. 19.Ce qu’il y a de poſitif et de negatif dans notre Idée de l’Infini. Quiconque jette les yeux ſur l’Infinité, ſe fait d’abord une idée fort étenduë de la choſe à quoi il l’applique, ſoit Eſpace ou Durée ; & peut-être ſe fatigue-t-il lui-même à force de multiplier dans ſon Eſprit cette prémiére Idée. Cependant, après tous ces efforts, il ne ſe trouve pas plus près d’avoir une idée poſitive & diſtincte de ce qui reſte, pour en faire un Infini poſitif, que le Païſan d’Horace en avoit de l’eau qui devoit paſſer dans le Canal d’un fleuve qu’il trouva ſur ſon chemin :

      *[1] Ce pauvre ſot que l’eau du Fleuve arrête,
      Pour pouvoir à pié ſec plus aiſément paſſer,
           Va ſe mettre dans la tête
           De la voir écouler.
      Il attend ce moment, mais le Fleuve rapide
           Continuë à ſuivre ſon cours,
           Et le ſuivra toûjours.

§. 20.Il y a des gens qui croyent avoir une idée poſitive de l’Eternité et non de l’Eſpace. J’ai vû quelques perſonnes qui mettent une ſi grande différence entre une Durée infinie, & un Eſpace infini, qu’ils ſe perſuadent à eux-mêmes qu’ils ont une idée poſitive de l’Eternité, mais qu’ils n’ont ni ne peuvent avoir aucune idée d’un Eſpace infini. Voici, à mon avis, d’où vient cette erreur, c’eſt que ces gens-là trouvant par les reflexions ſolides qu’ils font ſur les cauſes & les effets, qu’il eſt néceſſaire d’admettre quelque Etre éternel, & par conſéquent de regarder l’exiſtence réelle de cet Etre, comme correſpondante à l’idée qu’ils ont de l’Eternité ; & d’autre part ne voyant pas qu’il ſoit néceſſaire, mais jugeant au contraire qu’il eſt apparemment abſurde que le Corps ſoit infini, parce qu’ils ne ſauroient imaginer la Matiére infinie : Conſéquence fort mal tirée, à mon avis, parce que l’exiſtence de la Matiére n’eſt non plus néceſſaire à l’exiſtence de l’Eſpace, que l’exiſtence du Mouvement ou du Soleil l’eſt à la Durée, quoi qu’on ſoit accoûtumé de s’en ſervir pour la meſurer ; & je ne doute pas qu’un homme ne puiſſe auſſi-bien avoir l’idée de 10000 Lieuës en quarré ſans penſer à un Corps de cette étenduë, que l’idée de 10000 années ſans ſonger à un Corps qui ait exiſté auſſi long-temps. Pour moi il ne me ſemble pas plus mal-

  1. * Ruſticus expectat dum deſtuat amnis, aille Labitur, & labertur in omne volubilis avum.
    Horat. Epiſt Lib. I. Epiſt II. vs. 42.