Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
167
De l’Infinité. Liv. II.

ter de la ſucceſſion dans l’exiſtence éternelle, ils recourent à ce qu’on appelle dans les Ecoles Punctum ſtans, Point fixe & permanent, je croi que cet expédient ne leur ſervira pas beaucoup à éclaircir la choſe, ou à nous donner une idée plus claire & plus poſitive d’une Durée infinie, rien ne me paroiſſant plus inconcevable qu’une Durée ſans ſucceſſion. Et d’ailleurs ſuppoſé que ce Point permanent ſignifie quelque choſe, comme il n’a aucune ** Non eſt quantum, diſent les ſcholaſtiques. quantité de durée, finie ou infinie, on ne peut l’appliquer à la Durée infinie dont nous parlons. Mais ſi notre foible capacité ne nous permet pas de ſeparer la ſucceſſion d’avec la Durée quelle qu’elle ſoit, notre idée de l’Eternité ne peut être compoſée que d’une ſucceſſion infinie de Momens, dans laquelle toutes choſes exiſtent. Du reſte, ſi quelqu’un a, ou peut avoir une idée poſitive d’un Nombre actuellement infini, dont il prétend avoir l’idée, eſt aſſez grand pour qu’il ne puiſſe y rien ajoûter lui-même : car tandis qu’il peut l’augmenter, je m’imagine qu’il ſera convaincu en lui-même, que l’idée qu’il a de ce nombre, eſt un peu trop reſſerrée pour faire une infinité poſitive.

§. 17. Je croi qu’une Créature raiſonnable, qui faiſant uſage de ſon Eſprit, veut bien prendre la peine de reflechir ſur ſon exiſtence, ou ſur celle de quelque autre Etre que ce ſoit, ne peut éviter d’avoir l’idée d’un Etre tout ſage, qui n’a eû aucun commencement : & pour moi, je ſuis aſſûré d’avoir une telle idée d’une Durée infinie. Mais cette Négation d’un commencement n’étant qu’une négation d’une choſe poſitive, ne peut gueres me donner une idée poſitive de l’Infinité, à laquelle je ne ſaurois parvenir, quelque eſſor que je donne à mes penſées pour m’en former une notion claire & complette. J’avoûë, dis-je, que mon Eſprit ſe perd dans cette pourſuite, & qu’après tous mes efforts, je me trouve toûjours au deça du but, bien loin de l’atteindre.

§. 18.Nous n’avons point d’idée poſitive d’un Eſpace infini. Quiconque penſe avoir une idée poſitive d’un Eſpace infini, trouvera, je m’aſſure, s’il y fait un peu de reflexion, qu’il n’a pas plus d’idée du plus grand que du plus petit Eſpace. Car pour ce dernier, qui ſemble le plus aiſé, à concevoir, & le plus proportionné à notre portée, nous ne pouvons, au fond, y découvrir autre choſe qu’une idée comparative de petiteſſe, qui ſera toûjours plus petite qu’aucune de celles dont nous avons une idée poſitive. Toutes les Idées poſitives que nous avons de quelque Quantité que ce ſoit, grande ou petite, ont toûjours des bornes, quoi que nos idées de comparaiſon, par où nous pouvons toûjours ajoûter à l’une, & ôter de l’autre, n’en ayent point : car ce qui reſte, ſoit grand ou petit, n’étant pas compris dans l’idée poſitive que nous avons, eſt dans les ténèbres, & ne conſiſte, à notre égard, que dans la puiſſance que nous avons d’étendre l’un, & de diminuer l’autre ſans jamais ceſſer. Un Pilon & un Mortier reduiront tout auſſi-tôt une partie de Matiére à l’indiviſibilité, que l’Eſprit du plus ſubtil Mathematicien ; & un Arpenteur pourroit auſſitôt meſurer à la Perche de l’Eſpace infini, qu’un Philoſophe s’en former l’idée par la pénétrante vivacité de ſon Eſprit, ou le comprendre par la penſée,