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De l’Infinité. Liv. II.

ne nous fournit l’idée de l’Infini que par la puiſſance que nous trouvons en nous-mêmes d’augmenter ſans ceſſe la ſomme, & de faire toûjours de nouvelles additions de la même eſpèce, ſans approcher le moins du monde de la fin d’une telle progreſſion.

§. 14. Ceux qui prétendent prouver que leur idée de l’Infini eſt poſitive, ſe ſervent pour cela, d’un Argument qui me paroît bien frivole. Ils tirent cet Argument de la negation d’une fin, qui eſt, diſent-ils, quelque choſe de negatif, mais dont la negation eſt poſitive. Mais quiconque conſiderera que la fin n’eſt autre choſe dans le Corps que l’extrémité ou la ſuperficie de ce Corps, aura peut-être de la peine à concevoir que la fin ſoit quelque choſe de purement négatif ; & celui qui voit que le bout de ſa plume eſt noir ou blanc, ſera porté à croire, que la Fin eſt quelque choſe de plus qu’une pure negation : & en effet lorsqu’on l’applique à la Durée, ce n’eſt point une pure negation d’exiſtence, mais c’eſt, à parler plus proprement, le dernier moment de l’exiſtence. Que ſi ces gens-là veulent que la fin ne ſoit, par rapport à la Durée, qu’une pure negation d’exiſtence, je ſuis aſſuré qu’ils ne ſauroient nier que le Commencement ne ſoit le prémier inſtant de l’exiſtence de l’Etre qui commence à exiſter ; & jamais perſonne n’a imaginé que ce fût une pure negation. D’où il s’enſuit, par leur propre raiſonnement, que l’idée de l’Eternité à parte ante, ou d’une Durée ſans commencement n’eſt qu’une idée negative.

§. 15.Ce qu’il y a de poſitif & de negatif dans notre idée de l’infini. L’idée de l’Infini a, je l’avoûë, quelque choſe de poſitif dans les choſes mêmes que nous appliquons à cette idée. Lorsque nous voulons penſer à un Eſpace infini ou à une Durée infinie, nous nous repréſentons d’abord une idée fort étenduë, comme vous diriez de quelques millions de ſiécles ou de lieuës, que peut-être nous doublons & multiplions pluſieurs fois. Et tout ce que nous aſſemblons ainſi dans notre Eſprit, eſt poſitif, c’eſt l’amas d’un grand nombre d’idées poſitives d’Eſpace ou de Durée ; mais ce qui reſte toûjours au delà, c’eſt dequoi nous n’avons non plus de notion poſitive & diſtincte qu’un Pilote en a de la profondeur de la Mer, lorsqu’y ayant jetté un cordeau de quantité de braſſes, il ne trouve aucun fond. Il connoît bien par-là, que la profondeur eſt de tant de braſſes & au delà, mais il n’a aucune notion diſtincte de ce ſurplus. De ſorte que s’il pouvoit ajoûter toûjours une nouvelle ligne, & qu’il trouvât que le Plomb avançât toûjours ſans s’arrêter jamais, il ſeroit à peu près dans l’état ou ſe rencontre notre Eſprit lorsqu’il tâche d’arriver à une idée complette & poſitive de l’Infini : & dans ce cas, que le cordeau ſoit de dix braſſes, ou de dix mille, il ſert également à faire voir ce qui eſt au delà, je veux dire à nous faire découvrir fort confuſément & par voye de comparaiſon, que ce n’eſt pas là tout, & qu’on peut aller encore plus avant. L’Eſprit a une idée poſitive d’autant d’Eſpace qu’il en conçoit actuellement ; mais dans les efforts qu’il fait pour rendre cette idée infinie, il a beau l’étendre & l’augmenter ſans ceſſe, elle eſt toûjours incomplette. Autant d’Eſpace que l’Eſprit ſe repréſente à lui-même dans l’idée qu’il ſe forme d’une certaine grandeur, c’eſt tout autant d’étenduë nettement & réellement tracée dans l’Entendement : mais l’infini eſt encore plus grand. D’où j’infére, 1. Que l’idée d’autant eſt