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De l’Infinité. Liv. II.

repetées de l’Eſpace, qu’une repetition à l’infini ne peut jamais lui repréſenter totalement, ce qui renferme en ſoi une contradiction manifeſte.

§. 8.Nous n’avons pas l’idée d’un Eſpace infini. Cela ſera peut-être un peu plus clair, ſi nous l’appliquons aux Nombres. L’infinité des Nombres auxquels tout le monde voit qu’on peut toûjours ajoûter, ſans pouvoir approcher de la fin de ces additions, paroit ſans peine à quiconque y fait reflexion. Mais quelque claire que ſoit cette idée de l’infinité des Nombres, rien n’eſt pourtant plus ſenſible que l’abſurdité d’une idée actuelle d’un Nombre infini. Quelques idées poſitives que nous ayions en nous-mêmes d’un certain Eſpace, Nombre ou Durée, de quelque grandeur qu’elles ſoient, ce ſeront toûjours des idées finies. Mais lorsque nous ſuppoſons un reſte inépuiſable où nous ne concevons aucunes bornes, de ſorte que l’Eſprit y trouve dequoi faire des progreſſions continuelles ſans en pouvoir jamais remplir toute l’idée, c’eſt là que nous trouvons notre idée de l’Infini. Or bien qu’à la conſiderer dans cette vûë, je veux dire, à n’y concevoir autre choſe qu’une négation de limites, elle nous paroiſſe fort claire, cependant lorsque nous voulons nous former à l’idée d’une Expanſion, ou d’une Durée infinie, cette idée devient alors fort obſcure & fort embrouillée, parce qu’elle eſt compoſée de deux parties fort différentes, pour ne pas dire entierement incompatibles. Car ſuppoſons qu’un homme forme dans ſon Eſprit l’idée de quelque Eſpace ou de quelque Nombre, auſſi grand qu’il voudra, il eſt viſible que l’Eſprit s’arrête & ſe borne à cette idée, ce qui eſt directement contraire à l’idée de l’Infinité qui conſiſte dans une progreſſion qu’on ſuppoſe ſans bornes. De là vient, à mon avis, que nous nous brouillons ſi aiſément lorsque nous venons à raiſonner ſur un Eſpace infini, ou ſur une Durée infinie, parce que voulant combiner deux Idées qui ne ſauroient ſubſiſter enſemble, bien loin d’être deux parties d’une même idée, comme je l’ai dit d’abord pour m’accommoder à la ſuppoſition de ceux qui prétendent avoir une idée poſitive d’un Eſpace ou d’un Nombre infini, nous ne pouvons tirer des conſéquences de l’une à l’autre ſans nous engager dans des difficultez inſurmontables, & toutes pareilles à celles où ſe jetteroit celui qui voudroit raiſonner du Mouvement ſur l’idée d’un mouvement qui n’avance point, c’eſt-à-dire, ſur une idée auſſi chimérique & auſſi frivole que celle d’un Mouvement en repos. D’où je crois être en droit de conclurre, que l’idée d’un Eſpace, ou, ce qui eſt la même choſe, d’un Nombre infini, c’eſt-à-dire, d’un Eſpace ou d’un Nombre qui eſt actuellement préſent à l’Eſprit, & ſur lequel il fixe & termine ſa vûë, eſt différente de l’idée d’un Eſpace ou d’un Nombre qu’on ne peut jamais épuiſer par la penſée, quoi qu’on l’étende ſans ceſſe par des additions & des progreſſions, continuées ſans fin. Car de quelque étenduë que ſoit l’idée d’un Eſpace que j’ai actuellement dans l’Eſprit, ſa grandeur ne ſurpaſſe point la grandeur qu’elle a dans l’inſtant même qu’elle eſt préſente à mon Eſprit, bien que dans le moment ſuivant je puiſſe l’étendre au double, & ainſi, à l’infini : car enfin rien n’eſt infini que ce qui n’a point de bornes, & telle eſt cette idée de l’Infinité à laquelle nos penſées ne ſauroient trouver aucune fin.