Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
157
Du Nombre. Liv. II.

§. 7.Pourquoi les Enfans ne comptent pas plûtôt, qu’ils n’ont accoûtumé de faire. Ainſi les Enfans commencent aſſez tard à compter, & ne comptent point avant, ni d’une maniere fort aſſurée que long-temps après qu’ils ont l’Eſprit rempli de quantité d’autres idées, ſoit que d’abord il leur manque des mots pour marquer les différentes progreſſions des Nombres, ou qu’ils n’ayent pas encore la faculté de former des idées complexes, de pluſieurs idées ſimples & détachées les unes des autres, de les diſpoſer dans un certain ordre régulier, & de les retenir ainſi dans leur Mémoire, comme il eſt néceſſaire pour bien compter. Quoi qu’il en ſoit, on peut voir tous les jours, des Enfans qui parlent & raiſonnent aſſez bien, & ont des notions fort claires de bien des choſes, avant que de pouvoir compter juſqu’à vingt. Et il y a des perſonnes qui faute de mémoire ne pouvant retenir différentes combinaiſons de Nombres, avec les noms qu’on leur donne par rapport aux rangs diſtincts qui leur ſont aſſignez, ni la dépendance d’une ſi longue ſuite de progreſſions numerales dans la relation qu’elles ont les unes avec les autres, ſont incapables durant toute leur vie de compter, ou de ſuivre régulierement une aſſez petite ſuite de nombres. Car qui veut compter Vingt, ou avoir une idée de ce nombre, doit ſavoir que Dix-neuf le précede, & connoître le nom ou le ſigne de ces deux nombres, ſelon qu’ils ſont marquez dans leur ordre, parce que dès que cela vient à manquer, il ſe fait une brêche, la chaîne ſe rompt, & il n’y a plus aucune progreſſion. De ſorte que, pour bien compter, il eſt néceſſaire, 1. Que l’Eſprit diſtingue exactement deux Idées, qui ne différent l’une de l’autre que par l’addition ou la ſouſtraction d’une Unité. 2. Qu’il conſerve dans ſa mémoire les noms, ou les ſignes des différentes combinaiſons depuis l’unité jusqu’à ce Nombre, & cela, non d’une maniére confuſe & ſans règle, mais ſelon cet ordre exact dans lequel les Nombres ſe ſuivent les uns les autres. Si l’on vient à s’égarer dans l’un ou dans l’autre de ces points, tout le calcul eſt confondu, & il ne reſte plus qu’une idée confuſe de multitude, ſans qu’il ſoit poſſible d’attraper les idées qui ſont néceſſaires pour compter diſtinctement.

§. 8.Le Nombre meſure tout ce qui eſt capable d’être meſuré. Une autre choſe qu’il faut remarquer dans le Nombre, c’eſt que l’Eſprit s’en ſert pour meſurer toutes les choſes que nous pouvons meſurer, qui ſont principalement l’Expanſion & la Durée ; & que l’idée que nous avons de l’Infini, lors même qu’on l’applique à l’Eſpace & à la Durée, ne ſemble être autre choſe qu’une infinité de Nombres. Car que ſont nos idées de l’Eternité & de l’Immenſité, ſinon des additions de certaines idées de parties imaginées dans la Durée & dans l’Expanſion que nous repetons avec l’infinité du Nombre qui fournit à de continuelles additions ſans que nous en puiſſions jamais trouver le bout ? Chacun peut voir ſans peine que le Nombre nous fournit ce fonds inépuiſable plus nettement que toutes nos autres Idées. Car qu’un homme aſſemble, en une ſeule ſomme, un auſſi grand nombre qu’il voudra, cette multitude d’Unitez, quelque grande qu’elle ſoit, ne diminuë en aucune maniere la puiſſance qu’il a d’y en ajoûter d’autres, & ne l’approche pas plus près de la fin de ce fonds intariſſable de nombres, auquel il reſte toûjours autant à ajoûter que ſi l’on n’en avoit ôté aucun. Et c’eſt de cette addition infinie de nombres qui ſe préſente ſi