Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
155
Du Nombre. Liv. II.

petiteſſe déterminée au delà de laquelle nous ne puiſſions aller, telle qu’eſt l’unité dans le Nombre. C’eſt-pourquoi l’on ne ſauroit découvrir la quantité ou la proportion du moindre excès de grandeur, qui d’ailleurs paroit fort nettement dans les Nombres, où, comme il a été dit, 91. eſt auſſi aiſé à diſtinguer de 90. que de 9000, quoi que 91. excede immédiatement 90. Il n’en eſt pas de même de l’Etenduë, où tout ce qui eſt quelque choſe de plus qu’un pié ou un pouce, ne peut être diſtingué de la meſure juſte d’un pié ou d’un pouce. Ainſi dans des lignes qui paroiſſent être d’une égale longueur, l’une peut être plus longue que l’autre par des parties innombrables ; & il n’y a perſonne qui puiſſe donner un Angle qui comparé à un Droit, ſoit immédiatement le plus grand, en ſorte qu’il n’y en ait point d’autre plus petit qui ſe trouve plus grand que le Droit.

§. 5.Combien il eſt néceſſaire de donner des noms aux Nombres. En repetant, comme nous avons dit, l’idée de l’Unité, & la joignant à une autre unité, nous en faiſons une Idée collective que nous nommons Deux. Et quiconque peut faire cela, & avancer en ajoûtant toûjours un de plus à la derniére idée collective qu’il a d’un certain nombre quel qu’il ſoit, & à laquelle il donne un nom particulier, quiconque, dis-je, fait cela, peut compter, ou avoir des idées de différentes collections d’Unitez, diſtinctes les unes des autres, tandis qu’il a une ſuite de noms pour déſigner les nombres ſuivans, & aſſez de mémoire pour retenir cette ſuite de nombres avec leurs differens noms : car compter n’eſt autre choſe qu’ajoûter toûjours une unité de plus, & donner au nombre total regardé comme compris dans une ſeule idée, un nom ou un ſigne nouveau ou diſtinct, par où l’on puiſſe le diſcerner de ceux qui ſont devant & après, & le diſtinguer de chaque multitude d’Unitez qui eſt plus petite ou plus grande. De ſorte que celui qui ſait ajoûter un à un & ainſi à deux, & avancer de cette maniére dans ſon calcul, marquant toûjours en lui-même, quoi que peut-être il n’en puiſſe pas connoître davantage. Car comme les différens Modes des Nombres ne ſont dans notre Eſprit que tout autant des combinaiſons d’unitez, qui ne changent point, & ne ſont capables d’aucune autre différence que du plus ou du moins, il ſemble que des noms ou des ſignes particuliers ſont plus néceſſaires à chacune de ces combinaiſons diſtinctes, qu’à aucune autre eſpèce d’Idées. La raiſon de cela eſt, que ſans de tels noms ou ſignes à peine pouvons-nous faire uſage des Nombres en comptant, ſur tout lorsque la combinaiſon eſt compoſée d’une grande multitude d’Unitez, car alors il eſt difficile d’empêcher, que de ces unitez jointes enſemble ſans qu’on ait diſtingué cette collection particulière par un nom ou un ſigne précis, il ne s’en faſſe un parfait cahos.

§. 6.Autre raiſon pour établir cette néceſſité. C’eſt là, je croi, la raiſon pourquoi certains Americains avec qui je me ſuis entretenu, & qui avoient d’ailleurs l’eſprit aſſez vif & aſſez raiſonnable, ne pouvoient en aucune maniére compter comme nous juſqu’à mille, n’ayant aucune idée diſtincte de ce nombre, quoi qu’ils puſſent compter