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De la Durée & de l'Expanſion

la Divinité. Il ne faut donc pas s’étonner que nous ne puiſſions nous former une idée complette de la Durée & de l’Expanſion, & que notre Eſprit ſe trouve, pour ainſi dire, ſi ſouvent hors de route, lorsque nous venons à les conſiderer, ou en elles-mêmes par voye d’abſtraction, ou comme appliquées en quelque maniere à l’Etre ſuprême & incomprehenſible. Mais lorsque l’Expanſion & la Durée ſont appliquées à quelque Etre fini, l’Entenduë d’un Corps eſt tout autant de cet Eſpace infini, que la groſſeur de ce Corps en occupe ; & ce qu’on nomme le Lieu, c’eſt la poſition d’un Corps conſideré à une certaine diſtance de quelque autre Corps. Et comme l’idée de la durée particuliére d’une choſe, eſt l’idée de cette portion de durée infinie, qui paſſe durant l’exiſtence de cette choſe, de même le temps pendant lequel une choſe exiſte, eſt l’idée de cet Eſpace de durée qui s’écoule entre quelques périodes de durée, connuës & déterminées, & entre l’exiſtence de cette choſe. La prémiére de ces Idées montre la diſtance des extremitez de la grandeur ou des extremitez de l’exiſtence d’une ſeule & même choſe, comme que cette choſe eſt d’un pié en quarré, ou qu’elle dure deux années ; l’autre fait voir la diſtance de ſa location, ou de ſon exiſtence d’avec certains autres points fixes d’Eſpace ou de Durée, comme qu’elle exiſte au milieu de la Place Royale, ou dans le prémier dégré du Taureau, ou dans l’année 1671. ou l’an 1000. de la Période Julienne ; toutes diſtances que nous meſurons par les idées que nous avons conçuës auparavant de certaines longueurs d’Eſpace, ou de Durée, comme ſont, à l’égard de l’Eſpace, les pouces, les piés, les lieuës, les dégrez ; & à l’égard de la Durée, les Minutes, les Jours, & les Années, &c.

§. 9.Chaque partie de l’Extenſion, eſt extenſion, & chaque partie de la Durée, eſt durée. Il y a une autre choſe ſur quoi l’Eſpace & la Durée ont enſemble une grande conformité, c’eſt que quoi que nous les mettions avec raiſon au nombre de nos Idées ſimples, cependant de toutes les idées diſtinctes que nous avons de l’Eſpace & de la Durée, il n’y en a aucune qui n’aît quelque ſorte de compoſition. Telle eſt la nature de ces deux choſes[1] d’être com-

  1. On a objecté à M. Locke, que ſi l’Eſpace eſt compoſé de parties, comme il l’avouë en cet endroit, il ne ſauroit le mettre au nombre des Idées ſimples, ou bien qu’il doit renoncer à ce qu’il dit ailleurs qu’une des proprietez des idées ſimples c’eſt d’être exemptes de toute compoſition, & de ne produire dans l’Ame qu’une conception entierement uniforme, qui ne puiſſe être diſtinguée en differentes idées, p. 75. A quoi on ajoûte en paſſant qu’on eſt ſurpris que M. Locke n’ait pas donné dans le Chapitre II. du II. Livre où il commence à parler des idées ſimples, une définition exacte de ce qu’il entend par Idées ſimples. C’eſt M. Barbeyrac à préſent profeſſeur en Droit à Groningue qui me communiqua ces Objections dans une Lettre que je fis voir à M. Locke. Et voici la réponſe que M. Locke me dicta peu de jours après. « Pour commencer par la derniere Objection, M. Locke déclare d’abord, qu’il n’a pas traité ſon ſujet dans un ordre parfaitement Scholaſtique, n’ayant pas eu beaucoup de familiarité avec ces ſortes de Livres lors qu’il a écrit le ſien, ou plûtôt ne ſe ſouvenant guere plus alors de la Methode qu’on y obſerve ; & qu’ainſi ſes Lecteurs ne doivent pas s’attendre à des Définitions regulierement placées à la tête de chaque nouveau ſujet. Il s’eſt contenté d’employer les principaux termes ſur lesquels il raiſonne de telle ſorte que d’une maniére ou d’autre il faſſe comprendre nettement à ſes Lecteurs ce qu’il entend par ces termes-là. Et en particulier à l’égard du terme d’Idée ſimple, il a eu le bonheur de le définir dans l’endroit de la page 75. cité dans l’Objection ; & par conſéquent il n’aura pas beſoin de suppléer à ce défaut. La Queſtion ſe reduit donc à ſavoir ſi l’idée d’extenſion peut s’accorder avec cette définition, qui lui conviendra effectivement, ſi elle eſt étenduë dans le ſens que M. Locke a eu principalement devant les yeux. Or la compoſition qu’il a eu proprement deſſein d’exclurre dans cette définition, c’eſt une compoſition de differentes idées dans l’Eſprit, & non une compoſition d’idée de même eſpéce, & où l’on ne peut venir à une derniere entierement exempte de cette compoſition ; de ſorte que ſi l’Idée d’etenduë conſiſte à avoir partes extra partes, comme on parle dans les Ecoles, c’eſt toûjours au ſens de M. Locke, une idée ſimple, parce que l’idée d’avoir partes extra partes ne peut être reſoluë en deux autres idées. Du reſte, l’Objection qu’on fait à M. Locke à propos de la nature de l’Etenduë, ne lui avoit pas entierement échappé, comme on peut le voir dans le §. 9. de ce Chapitre où il dit que la moindre portion d’Eſpace ou d’Etenduë dont nous ayions une idée claire & diſtincte, eſt la plus propre à être regardée comme l’Idée ſimple de cette eſpece dont les Modes complexes de cette eſpece ſont compoſez : & à ſon avis, on peut fort bien l’appeler une Idée ſimple, puisque c’eſt la plus petite Idée de l’Eſpace que l’Eſprit ſe puiſſe former à lui-même & qu’il ne peut par conſéquent la diviſer en deux plus petites. D’où il s’enſuit qu’elle eſt à l’Eſprit une Idée ſimple, ce qui ſuffit dans cette occaſion. Car l’affaire de M. Locke n’eſt pas de discourir en cet endroit de la réalité des choſes, mais des Idées de l’Eſprit. Et ſi cela ne ſuffit pas pour éclaircir la difficulté, M. Locke n’a plus rien à ajoûter, ſinon que ſi l’idée d’étenduë eſt ſi ſinguliere qu’elle ne puiſſe s’accorder exactement avec la définition qu’il a donnée des Idées ſimples, de ſorte qu’elle differe en quelque maniere de toutes les autres de cette eſpèce, il croit qu’il vaut mieux la laiſſer là expoſée à cette difficulté, que de faire une nouvelle diviſion en ſa faveur. C’eſt aſſez pour Mr. Locke qu’on puiſſe comprendre ſa penſée. Il n’eſt que trop ordinaire de voir des discours très-intelligibles, gâtez par trop de délicateſſe ſur ces pointilleries. Nous devons aſſortir les choſes le mieux que nous pouvons, doctrina cauſâ ; mais après tout, il ſe trouvera toûjours quantité de choſes qui ne pourront pas s’ajuſter exactement avec nos conceptions & nos façons de parler ».