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De la Durée.

d’autres Parties de l’Univers où l’on ſe ſert non plus de ces ſortes de meſures, qu’on ſe ſert dans le Japon de nos pouces, de nos piés, ou de nos lieuës. Il faut pourtant qu’on employe par tout quelque choſe qui ait du rapport à ces meſures. Car nous ne ſaurions meſurer, ni faire connoître aux autres, la longueur d’aucune Durée ; quoi qu’il y eût, dans le même temps, autant de mouvement dans le Monde qu’il y en a préſentement, ſuppoſé qu’il n’y eût aucune partie de ce Mouvement qui ſe trouvât diſpoſée de maniére à faire des révolutions réguliéres & apparemment équidiſtantes. Du reſte, les différentes meſures dont on peut ſe ſervir pour compter le Temps, ne changent en aucune maniére la notion de Durée, qui eſt la choſe à meſurer ; non plus que les différens modèles du Pié & de la Coudée n’altérent point l’idée de l’Etenduë, à l’égard de ceux qui employent ces différentes meſures.

§. 24.Notre meſure du Temps peut être appliquée à la Durée qui a exiſté avant le Temps. L’Eſprit ayant une fois acquis l’idée d’une meſure du Temps, telle que la revolution annuelle du Soleil, peut appliquer cette meſure à une certaine durée, avec laquelle cette meſure ne coëxiſte point, & avec qui elle n’a aucun rapport, conſiderée en elle-même. Car dire, par exemple, qu’Abraham nâquit l’an 2712. de la Période Julienne, c’eſt parler auſſi intelligiblement, que ſi l’on comptoit du commencement du Monde ; bien que dans une diſtance ſi éloignée il n’y eût ni mouvement du Soleil, ni aucun autre mouvement. En effet, quoi qu’on ſuppoſe que la Période Julienne a commencé pluſieurs centaines d’années avant qu’il y eût des Jours, des Nuits ou des Années, déſignées par aucune révolution Solaire, nous ne laiſſons pas de compter & de meſurer auſſi bien la Durée par cette Epoque, qui ſi le Soleil eût réellement exiſté dans ce temps-là, & qu’il ſe fût mû de la même maniére qu’il ſe meut préſentement. L’Idée d’une Durée égale à une révolution annuelle du Soleil, peut être auſſi aiſément appliquée dans notre Eſprit à la Durée, quand il n’y auroit ni Soleil ni Mouvement, que l’idée d’un pié ou d’une aune, priſe ſur les Corps que nous voyons ſur la Terre, peut être appliquée par la penſée à des Diſtances qui ſoient au delà des limites du Monde, où il n’y a aucun Corps.

§. 25. Car ſuppoſé que de ce Lieu juſqu’au Corps qui borne l’Univers il eut 5639. Lieuës, ou millions de Lieuës, (car le Monde étant fini, ſes bornes doivent être à une certaine diſtance) comme nous ſuppoſons qu’il y a 5639. années depuis le temps préſent juſques à la prémiére exiſtence d’aucun Corps dans le commencement du Monde, nous pouvons appliquer dans notre Eſprit cette meſure d’une année à la Durée qui a exiſté avant la Création, au delà de la Durée des Corps ou du Mouvement, tout de même que nous pouvons appliquer la meſure d’une lieuë à l’Eſpace qui eſt au delà des Corps qui terminent le Monde ; & ainſi par l’une de ces idées nous pouvons auſſi bien meſurer la durée là où il n’y avoit point de mouvement, que nous pouvons par l’autre meſurer en nous-mêmes l’Eſpace là où il n’y a point de Corps.

§. 26. Si l’on m’objecte ici, que de la maniére dont j’explique le