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& de ſes Modes Simples. Liv. II.


§. 19.Les Révolutions du Soleil & de la Lune ſont les meſures du Temps les plus commodes. Comme les Révolutions diurnes & annuelles du Soleil ont été, depuis le commencement du Monde, conſtante, régulière, généralement obſervées de tout le Genre Humain, & ſuppoſées égales entr’elles, on a eu raiſon de s’en ſervir pour meſurer la Durée. Mais parce que la diſtinction des Jours & des Années a dépendu du mouvement du Soleil, cela a donné lieu à une erreur fort commune, c’eſt qu’on s’eſt imaginé que le Mouvement & la Durée étoient la meſure l’un de l’autre. Car les hommes étant accoûtumez à ſe ſervir, pour meſurer la longueur du Temps, des idées de Minutes, d’Heures, de Jours, de Mois, d’Années, &c. qui ſe préſentent à l’Eſprit dès qu’on vient à parler du Temps ou de la Durée, & ayant meſuré differentes parties du Temps par le mouvement des Corps céleſtes, ils ont été portez à confondre le Temps & le Mouvement, ou du moins à penſer qu’il y a une liaiſon néceſſaire entre ces deux choſes. Cependant toute autre apparence périodique, ou altération d’Idées qui arriveroit dans des Eſpaces de Durée équidiſtans en apparence, & qui ſeroit conſtamment & univerſellement obſervée, ſerviroit auſſi bien à diſtinguer les intervalles du Temps, qu’aucun des moyens qu’on aît employé pour cela. Suppoſons, par exemple, que le Soleil, que quelques-uns ont regardé comme un Feu, eû été allumé à la même diſtance de temps qu’il paroit maintenant chaque jour ſur le même Meridien, qu’il s’éteignit enſuite douze heures après, & que dans l’Eſpace d’une Révolution annuelle, ce Feu augmentât ſenſiblement en éclat & en chaleur, & diminuât dans la même proportion ; une apparence ainſi réglée ne ſerviroit-elle pas à tous ceux qui pourroient l’obſerver, à meſurer les diſtances de la Durée ſans mouvement tout auſſi bien qu’ils pourroient le faire à l’aide du mouvement ? Car ſi ces apparences étoient conſtantes, à portée d’être univerſellement obſervées, & dans des Périodes équidiſtantes, elles ſerviroient également au Genre Humain à meſurer le Temps, quand bien il n’y auroit aucun Mouvement.

§. 20.Ce n’eſt pas par le mouvement du Soleil & de la Lune que le Temps eſt meſuré, mais par leurs apparences périodiques. Car ſi la gelée, ou une certaine eſpèce de Fleurs revenoient reglément dans toutes les parties de la Terre, à certaines Périodes équidiſtantes, les hommes pourroient auſſi bien s’en ſervir pour compter les années que des Révolutions du Soleil. Et en effet, il y a des Peuples en Amérique qui comptent leurs années par la venuë de certains Oiſeaux qui dans quelques-unes de leurs ſaiſons paroiſſent dans leur Païs, & dans d’autres ſe retirent. De même, un accès de fiévre, un ſentiment de faim ou de ſoif, une odeur, une certaine ſaveur, ou quelque autre idée que ce fût, qui revint conſtamment dans des Périodes équidiſtantes, & ſe fit univerſellement ſentir, tout cela ſeroit également propre à meſurer le cours de la ſucceſſion & à diſtinguer les diſtances du Temps. Ainſi, nous voyons que les Aveugles-nez comptent aſſez bien par années, dont ils ne peuvent pourtant pas diſtinguer les révolutions par des Mouvemens qu’ils ne peuvent appercevoir. Sur quoi je demande ſi un homme qui diſtingue les Années par la chaleur de l’Eté & par le froid de l’Hiver, par l’odeur d’une Fleur dans le Printemps, ou par le goût d’un Fruit dans l’Automne, je demande, ſi un tel homme n’a point une meilleure meſure du Temps, que les Romains avant la reformation de leur Calendrier par Jules Céſar, ou que pluſieurs autres Peuples