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De la Durée & de ſes Modes Simples. Liv. II.

par inadvertance, ou par les converſations ordinaires. Il faut de la peine, & une longue & ſérieuſe application pour examiner ſes propres Idées, juſqu’à ce qu’on les ait réduites à toutes les idées ſimples, claires & diſtinctes dont elles ſont compoſées, & pour démêler parmi ces idées ſimples, celles qui ont, ou qui n’ont point de liaiſon & de dépendance néceſſaire entre elles. Car juſqu’à ce qu’un homme en ſoit venu aux notions prémiéres & originales des choſes, il ne peut que bâtir ſur des Principes incertains, & tomber ſouvent dans de grands mécomptes.



CHAPITRE XIV.

De la Durée, & de ſes Modes Simples.


§. 1.Ce que c’eſt que la Durée.
IL y a une autre eſpèce de Diſtance ou de Longueur, dont l’idée ne nous eſt pas fournie par les parties permanentes de l’Eſpace, mais par les changemens perpetuels de la ſucceſſion, dont les parties déperiſſent inceſſamment. C’eſt ce que nous appellons Durée ; & les Modes ſimples de cette durée ſont toutes ſes différentes parties, dont nous avons des idées diſtinctes, comme les Heures, les Jours, les Années, &c. le Temps & l’Eternité.

§. 2.L’idée que nous en avons, nous vient de la réflexion que nous faiſons ſur la ſuite des Idées, qui ſe ſuccedent dans notre Eſprit. La réponſe qu’un grand homme fit à celui qui lui demandoit ce que c’étoit que le Temps, Si non rogas, intelligo, je comprens ce que c’eſt, lors que vous ne me le demandez pas, c’eſt-à-dire, plus je m’applique à en découvrir la nature, moins je la comprens, cette réponſe, dis-je, pourroit peut-être faire croire à certaine perſonne, que le Temps, qui découvre toutes choſes, ne ſauroit être connu lui-même. A la vérité, ce n’eſt pas ſans raiſon qu’on regarde la Durée, le Temps, & l’Eternité, comme des choſes dont la nature eſt, à certains égards, bien difficile à pénétrer. Mais quelque éloignées qu’elles paroiſſent être de notre conception, cependant ſi nous les rapportons à leur véritable origine, je ne doute nullement que l’une des ſources de toutes nos connoiſſances, qui ſont la Senſation & la Réflexion, ne puiſſe nous en fournir des idées, auſſi claires & auſſi diſtinctes, que pluſieurs autres qui paſſent pour beaucoup moins obſcures ; & nous trouverons que l’idée de l’Eternité elle-même découle de la même ſource d’où viennent toutes nos autres Idées.

§. 3. Pour bien comprendre ce que c’eſt que le Tems & l’Eternité, nous devons conſiderer avec attention qu’elle eſt l’idée que nous avons de la Durée, & comment elle nous vient. Il eſt évident à quiconque voudra rentrer en ſoi-même & remarquer ce qui ſe paſſe dans ſon Eſprit, qu’il y a, dans ſon Entendement, une ſuite d’Idées qui ſe ſuccedent conſtamment les unes aux autres, pendant qu’il veille. Or la Réflexion que nous faiſons ſur cette ſuite de différentes Idées qui paroiſſent l’une après l’autre dans notre Eſprit, eſt ce qui nous donne l’idée de la Succeſſion ; & nous appelons Durée la diſtance qui eſt entre quelque partie de cette ſucceſſion, ou entre les apparen-