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Des Modes Simples de l’Eſpace. Liv. II.

peut ſe mouvoir vers où rien ne peut s’oppoſer à ſon mouvement, comme au delà de l’Eſpace qui borne tous les Corps, raiſonne pour le moins auſſi conſéquemment que ceux qui diſent, que deux Corps entre lesquels il n’y a rien, doivent ſe toucher néceſſairement. Car au lieu que l’Eſpace qui eſt entre deux Corps, ſuffit pour empêcher leur contact mutuel, l’Eſpace pur qui ſe trouve ſur le chemin d’un Corps qui ſe meut, ne ſuffit pas pour en arrêter le mouvement. La verité eſt, qu’il n’y a que deux parties à prendre pour ces Meſſieurs, ou de déclarer que les Corps ſont infinis, quoi qu’ils ayent de la repugnance à le dire ouvertement, ou de reconnoître de bonne foi que l’Eſpace n’eſt pas Corps. Car je voudrois bien trouver quelqu’un de ces Eſprits profonds qui par la penſée pût plûtôt mettre des bornes à l’Eſpace qu’il n’en peut mettre à la Durée, ou qui, à force de penſer à l’étenduë de l’Eſpace & de la Durée, pût les épuiſer entierement & arriver à leurs derniéres bornes. Que ſi ſon idée de l’Eternité eſt infinie, celle qu’il a de l’Immenſité l’eſt auſſi, toutes deux étant également finies, ou infinies.

§. 22.La puiſſance d’annihiler prouve le Vuide. Bien plus, non ſeulement il faut que ceux qui ſoûtiennent que l’exiſtence d’un Eſpace ſans matiére eſt impoſſible, reconnoiſſent que le Corps eſt infini, il faut, outre cela, qu’ils nient que Dieu ait la puiſſance d’annihiler aucune partie de la Matiére. Je ſuppoſe que perſonne ne me niera que Dieu ne puiſſe faire ceſſer tout le mouvement qui eſt dans la Matiére, & mettre tous les Corps de l’Univers dans un parfait repos, pour les laiſſer dans cet état tout auſſi long-temps qu’il voudra. Or quiconque tombera d’accord que durant ce repos univerſel Dieu peut annihiler ce Livre, ou le Corps de celui qui le lit, ne peut éviter de reconnoître la poſſibilité du Vuide. Car il eſt évident que l’Eſpace qui étoit rempli par les parties du Corps annihilé, reſtera toûjours, & ſera un Eſpace ſans corps ; parce que les Corps qui ſont tout autour, étant dans un parfait repos, ſont comme une muraille de Diamant ; & dans cet état mettent tout autre Corps dans une parfaite impoſſibilité d’aller remplir cet Eſpace. Et en effet, ce n’eſt que de la ſuppoſition, que tout eſt plein, qu’il s’enſuit qu’une partie de matiére doit néceſſairement prendre la place qu’une autre partie vient de quitter. Mais cette ſuppoſition devroit être prouvée autrement que par un fait en queſtion, qui bien loin de pouvoir être démontré par l’expérience, eſt viſiblement contraire à des Idées claires & diſtinctes qui nous convainquent évidemment qu’il n’y a point de liaiſon néceſſaire entre l’Eſpace et la Solidité, puiſque nous pouvons concevoir l’un ſans ſonger à l’autre. Et par conſéquent ceux qui disputent pour ou contre le Vuide, doivent reconnoître qu’ils ont des idées diſtinctes du Vuide & du Plein, c’eſt à dire, qu’ils ont une idée de l’Etenduë exempte de ſolidité, quoi qu’ils en nient l’exiſtence, ou bien ils disputent ſur le pur néant. Car ceux qui changent ſi fort la ſignification des mots, qu’ils donnent à l’Etenduë le nom de Corps ; & qui réduiſent, par conſéquent, toute l’eſſence du Corps à n’être rien autre choſe qu’une pure étenduë ſans ſolidité, doivent parler d’une maniére bien abſurde lorsqu’ils raiſonnent du Vuide, puisqu’il eſt impoſſible que l’Etenduë ſoit ſans étenduë. Car enfin, qu’on reconnoiſſe ou qu’on nie l’exiſtence