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Des Modes Simples de l’Eſpace. Liv. II.

qu’entant que ce ſont des ſignes de quelque choſe de poſitif, & qu’ils expriment des Idées diſtinctes & déterminées. Je ſouhaiterois au reſte, que ceux qui appuyent ſi fort ſur le ſon de ces trois ſyllabes, Subſtance, priſſent la peine de conſiderer, ſi l’appliquant, comme ils font, à Dieu, cet Etre infini & incomprehenſible, aux Eſprits finis, & au Corps, ils le prennent dans le même ſens ; & ſi ce mot emporte la même idée lorsqu’on le donne à chacun de ces trois Etres ſi différens. S’ils diſent qu’oui, je les prie de voir s’il ne s’enſuivra point de là, Que Dieu, les Eſprits finis, & les Corps participans en commun à la même nature de Subſtance, ne différent point autrement que par la différente modification de cette Subſtance, comme un Arbre & un Caillou qui étant Corps dans le même ſens, & participant également à la nature du Corps, ne différent que dans la ſimple modification de cette matiére commune dont ils ſont compoſez, ce qui ſeroit un dogme bien difficile à digerer. S’ils diſent qu’ils appliquent le mot de Subſtance à Dieu, aux Eſprits finis, & la Matiére en trois différentes ſignifications : que, lors qu’on dit que Dieu est une Subſtance, ce mot marque une certaine idée, qu’il en ſignifie une autre lors qu’on le donne à l’Ame, & une troiſiéme lors qu’on le donne au Corps : ſi, dis-je, le terme de Subſtance a trois différentes idées, abſolument diſtinctes, ces Meſſieurs nous rendroient un grand ſervice s’ils vouloient prendre la peine de nous faire connoître ces trois idées, ou du moins de leur donner trois noms diſtincts, afin de prévenir, dans un ſujet ſi important, la confuſion & les erreurs que cauſera naturellement l’uſage d’un terme ſi ambigu, ſi on l’applique indifferemment & ſans diſtinctions à des choſes ſi différentes ; car à peine a-t-il une ſeule ſignification claire & déterminée, tant s’en faut que dans l’uſage ordinaire on ſoupçonne qu’il en renferme trois. Et du reſte, s’ils peuvent attribuer trois idées diſtinctes à la Subſtance, qui peut empêcher qu’un autre ne lui en attribuë une quatriéme ?

§. 19.Les mots de Subſtance & d’Accidens ſont de peu d’uſage dans la Philoſophie. Ceux qui les prémiers ſe ſont aviſez de regarder les Accidens comme une eſpèce d’Etres réels qui ont beſoin de quelque choſe à quoi ils ſoient attachez, ont été contraints d’inventer le mot de Subſtance, pour ſervir de ſoûtien aux Accidens. Si un pauvre Philoſophe Indien qui s’imagine que la Terre a auſſi beſoin de quelque appui, ſe fût aviſé ſeulement du mot de Subſtance, il n’auroit pas eu l’embarras de chercher un Elephant pour ſoûtenir la Terre, & une Tortuë pour ſoûtenir ſon Elephant, le mot de Subſtance auroit entiérement fait ſait ſon affaire. Et quiconque demanderoit après cela, ce que c’eſt qui ſoûtient la Terre, devroit être auſſi content de la réponſe d’un Philoſophe Indien qui lui diroit, que c’eſt la Subſtance, ſans ſavoir ce qu’emporte ce mot, que nous le ſommes d’un Philoſophe Européen qui nous dit, que la Subſtance, terme dont il n’entend pas non plus la ſignification, eſt ce qui ſoûtient les Accidens. Car toute l’idée que nous avons de la Subſtance, c’eſt une idée obſcure de ce qu’elle fait, & non une idée de ce qu’elle eſt.

§. 20. Quoi que pût faire un Savant en pareille rencontre, je ne croi pas qu’un Américain d’un Eſprit un peu pénétrant qui voudroit s’inſtruire de la nature des choſes, fût fort ſatiſfait, ſi deſirant d’apprendre notre ma-