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Des Modes Simples de l’Eſpace. Liv. II.


§. 9. Mais comme les Hommes ont inſtitué pour leur uſage, cette modification de diſtance qu’on nomme Lieu, afin de pouvoir déſigner la poſition particulière des choſes, lorsqu’ils ont beſoin d’une telle dénotation, ils conſidérent & déterminent la place d’une certaine choſe par rapport aux choſes adjacentes qui peuvent le mieux ſervir à leur préſent deſſein, ſans ſonger aux autres choſes qui dans une autre vûë ſeroient plus propres à déterminer le lieu de cette même choſe. Ainſi l’uſage de la dénotation de la place que chaque Echec doit occuper, étant déterminé par les différentes caſes tracées ſur l’Echiquier, ce ſeroit s’embarraſſer inutilement par rapport à cet uſage particulier que de meſurer la place des Echecs par quelque autre choſe. Mais lorſque ces mêmes Echecs ſont dans un Sac, ſi quelqu’un demandoit où eſt le Roi noir, il faudroit en déterminer le lieu par certains endroits de la Chambre où il ſeroit, & non pas par l’Echiquier : parce que l’uſage pour lequel on déſigne la place qu’il occupe préſentement, eſt différent de celui qu’on en tire en joûant lorsqu’il eſt ſur l’Echiquier ; & par conſéquent, la place en doit être déterminée par d’autres Corps. De même, ſi l’on demandoit où ſont les Vers qui contiennent l’avanture de Niſus & d’Eurialus, ce ſeroit en déterminer fort mal l’endroit que de dire qu’ils ſont dans un tel lieu de la Terre, ou dans la Bibliotheque du Roi : mais la véritable détermination du lieu où ſont ces Vers, devoit être priſe des Ouvrages de Virgile : de ſorte que pour bien répondre à cette Queſtion, il faudroit dire qu’ils ſont vers le milieu du Neuviéme Livre de ſon Eneïde, & qu’ils ont toûjours été dans le même endroit, depuis que Virgile a été imprimé, ce qui eſt toûjours vrai, quoi que le Livre lui-même ait changé mille fois de place : l’uſage qu’on fait en cette rencontre de l’idée du Lieu, conſiſtant ſeulement à connoître en quel endroit du Livre ſe trouve cette Hiſtoire, afin que dans l’occaſion nous puiſſions ſavoir où la trouver, pour y recourir quand nous en aurons beſoin.

§. 10.Du Lieu. Que l’idée que nous avons du Lieu, ne ſoit qu’une telle poſition d’une choſe par rapport à d’autres, comme je viens de l’expliquer, cela eſt, à mon avis, tout-à-fait évident ; & nous le reconnoîtrons ſans peine, ſi nous conſiderons que nous ne ſaurions avoir aucune idée de la place de l’Univers, quoi que nous puiſſions avoir une idée de la place de toutes ces parties, parce qu’au delà de l’Univers nous n’avons point d’idée de certains Etres fixes, diſtinctes, & particuliers auxquels nous puiſſions juger que l’Univers ait aucun rapport de diſtance, n’y ayant au delà qu’un Eſpace ou Entenduë uniforme, où l’Eſprit ne trouve aucune varieté ni aucune marque de diſtinction. Que ſi l’on dit que l’Univers eſt quelque part, cela n’emporte dans le fond autre choſe, ſi ce n’eſt que l’Univers exiſte : car cette expreſſion quoi qu’empruntée du Lieu, ſignifie ſimplement ſon exiſtence, & non ſa ſituation ou location, s’il m’eſt permis de parler ainſi. Et quiconque pourra trouver & ſe repréſenter nettement & diſtinctement la place de l’Univers, pourra fort bien nous dire ſi l’Univers eſt en mouvement ou dans un continuel repos, dans cette étenduë infinie du Vuide où l’on ne ſauroit concevoir aucune diſtinction. Il eſt pourtant vrai, que le mot de place ou de lieu ſe prend ſouvent dans un ſens plus confus, pour cet eſpace