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Des Modes Simples de l’Eſpace. Liv. II.

ce, un pié, une aune, un ſtade, un mille, le Diametre de la Terre, &c. qui ſont tout autant d’Idées diſtinctes, uniquement compoſées d’Eſpace. Lors que ces ſortes de longueurs ou meſures d’Eſpace, leur ſont devenuës familiéres, ils peuvent les repeter dans leur Eſprit auſſi ſouvent qu’il leur plaît, ſans y joindre ou mêler l’idée du Corps ou d’aucune autre choſe ; & ſe faire des idées de long, de quarré, ou de cubique, de piés, d’aunes, ou de ſtades, pour les rapporter dans cet Univers, aux Corps qui y ſont, ou au delà des derniéres limites de tous les Corps ; & en multipliant ainſi ces idées par de continuelles additions, ils peuvent étendre leur idée de l’Eſpace autant qu’ils veulent. C’eſt par cette puiſſance de repeter ou de doubler l’idée que nous avons de quelque diſtance que ce ſoit, & de l’ajoûter à la précedente auſſi ſouvent que nous voulons, ſans pouvoir être arrêtez nulle part, que nous nous formons l’idée de l’immenſité.

§. 5.La Figure. Il y a une autre modification de cette Idée de l’Eſpace, qui n’eſt autre choſe que la rélation qui eſt entre les parties qui terminent l’étenduë. C’eſt ce que l’attouchement découvre ans les Corps ſenſibles lorsque nous en pouvons toucher les extremitez, ou que l’œil apperçoit par les Corps mêmes & par leurs couleurs, lors qu’il en voit les bornes : auquel cas venant à obſerver comment les extremitez ſe terminent ou par des lignes droites qui forment des angles diſtincts, ou par des lignes courbes, où l’on ne peut appercevoir aucun angle, & les conſiderant dans le rapport qu’elles ont les unes avec les autres, dans toutes les parties des extremitez d’un Corps ou de l’Eſpace, nous nous formons l’idée que nous appellons Figure, qui ſe multiplie dans l’Eſprit avec une infinie varieté. Car outre le nombre prodigieux de figures différentes qui exiſtent réellement en diverſes maſſes de matiére, l’Eſprit en a un fonds abſolument inépuiſable par la puiſſance qu’il a de diverſifier l’idée de l’Eſpace, & d’en faire par ce moyen de nouvelles compoſitions en repetant ſes propres idées, & les aſſemblant comme il lui plait. C’eſt ainſi qu’il peut multiplier les Figures à l’infini.

§. 6. En effet, l’Eſprit ayant la puiſſance de repeter l’idée d’une certaine ligne droite, & d’y en joindre une autre toute ſemblable ſur le même plan, c’eſt-à-dire de doubler la longueur de cette ligne, ou bien de la joindre à une autre avec telle inclination qu’il juge à propos, & ainſi de faire telle ſorte d’angle qu’il veut, notre Eſprit, dis-je, pouvant outre cela raccourcir une certaine ligne qu’il lui plaira, ſans pouvoir arriver à la fin de ces ſortes de diviſions, il peut faire un angle de telle grandeur qu’il veut. Il peut faire auſſi les lignes qui en conſtituent les côtez, de telle longueur qu’il le juge à propos, & les joindre encore à d’autres lignes de différentes longueurs, & à differens angles, juſqu’à ce qu’il ait entierement fermé un certain eſpace : d’où il s’enſuit évidemment que nous pouvons multiplier les Figures à l’infini tant à l’égard de leur particuliére configuration, qu’à l’égard de leur capacité ; & toutes ces Figures ne ſont autre choſe que des Modes Simples de l’Eſpace, différens les uns des autres.

Ce qu’on peut faire avec des lignes droites, on peut le faire auſſi avec des