Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/161

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
Des Idées complexes. Liv. II.

Ainſi le Vol qui eſt un tranſport ſecret de la poſſeſion d’une choſe, ſans le conſentement du Propriétaire, contient viſiblement une combinaiſon de pluſieurs idées de différentes eſpèces ; & c’eſt ce que j’appelle Modes mixtes.

§. 6.Subſtances ſingulières, ou collectives. En ſecond lieu, les Idées des Subſtances ſont certaines combinaiſons d’Idées ſimples, qu’on ſuppoſe repréſenter des choſes particuliéres & diſtinctes, ſubſiſtant par elles-mêmes, parmi leſquelles idées l’idée de Subſtance qu’on ſuppoſe ſans la connoître, quelle qu’elle ſoit en elle-même, eſt toûjours la prémiére & la principale. Ainſi, en joignant à l’idée de Subſtance celle d’un certain blanc-pale, avec certains dégrez de peſanteur, de dureté, de malléabilité, & de fuſibilité, nous avons l’idée du Plomb. De même, une combinaiſon d’idées d’une certaine eſpèce de figure, avec la puiſſance de ſe mouvoir, de penſer, & de raiſonner, jointes avec la Subſtance, forme l’idée ordinaire d’un homme.

Or à l’égard des Subſtances, il y a auſſi deux ſortes d’Idées, l’une des Subſtances ſinguliéres entant qu’elles exiſtent ſeparément, comme celle d’un Homme ou d’une Brebis, & l’autre de pluſieurs Subſtances jointes enſemble, comme une Armée d’hommes, & Troupeau de brebis : car ces Idées collectives de pluſieurs Subſtances jointes de cette maniére, forment auſſi bien une ſeule idée que celle d’un homme, ou d’une unité.

§. 7.Ce que c’eſt que Relation. La troiſiéme eſpèce d’Idées complexes, eſt ce que nous nommons Rélation, qui conſiſte dans la comparaiſon d’une idée avec une autre : comparaiſon qui fait que la conſideration d’une choſe enferme en elle-même la conſideration d’une autre. Nous traiterons par ordre de ces trois différentes eſpèces d’Idées.

§. 8.Les Idées les plus abſtruſes ne viennent que de deux ſources ; la Senſation ou la Réflexion. Si nous prenons la peine de ſuivre pié-à-pié les progrès de notre Eſprit, & que nous nous appliquions à obſerver, comment il repete, ajoûte & unit enſemble les idées ſimples qu’il reçoit par le moyen de la Senſation ou de la Réflexion, cet examen nous conduira plus loin que nous ne pourrions peut-être nous le figurer d’abord. Et ſi nous obſervons ſoigneuſement les origines de nos Idées, nous trouverons, à mon avis, que les Idées même les plus abſtruſes, quelque éloignées qu’elles paroiſſent des Sens ou d’aucune opération de notre propre Entendement, ne ſont pourtant que des notions que l’Entendement ſe forme en repetant & combinant les Idées qu’il avoit reçuës des Objets des Sens, ou de ſes propres Opérations concernant les Idées qui lui ont été fournies par les Sens. De ſorte que les idées les plus étenduës & les plus abſtraites nous viennent par la Senſation ou par la Réflexion : car l’Eſprit ne connoit & ne ſauroit connoître que par l’uſage ordinaire de ſes facultez, qu’il exerce ſur les Idées qui lui viennent par les Objets extérieurs, ou par les Opérations qu’il obſerve en lui-même concernant celles qu’il a reçuës par les Sens. C’eſt ce que je tâcherai de faire voir à l’égard des Idées que nous avons de l’Eſpace, du Temps, de l’Infinité, & de quelques autres qui paroiſſent les plus éloignées de ces deux ſources.