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Des Idées complexes. Liv. II.

vers. Et quoi qu’elles ſoient compoſées de différentes Idées ſimples, ou d’Idées complexes formées d’Idées ſimples, l’Eſprit conſidére pourtant, quand il veut, ces idées complexes chacune à part comme une choſe unique qui fait un Tout déſigné par un ſeul nom.

§. 2.C’eſt volontairement qu’on fait des Idées complexes. Par cette faculté que l’Eſprit a de repeter & de joindre enſemble ſes Idées, il peut varier & multiplier à l’infini les Objets de ſes penſées, au delà de ce qu’il reçoit par Senſation ou par Réflexion : mais toutes ces Idées ſe réduiſent toûjours à ces Idées ſimples que l’Eſprit a reçuës de ces deux Sources ; & qui ſont les matériaux auxquels ſe réſolvent enfin toutes les compoſitions qu’il peut faire. Car les Idées ſimples ſont toutes tirées des choſes mêmes ; & l’Eſprit n’en peut avoir d’autres que celles qui lui ſont ſuggerées. Il ne peut ſe former d’autres Idées de qualitez ſenſibles que celles qui lui viennent de dehors par les Sens, ni des idées d’aucune autre ſorte d’opérations d’une Subſtance penſante que de celles qu’il trouve en lui-même. Mais lors qu’il a une fois acquis ces Idées ſimples, il n’eſt pas réduit à une ſimple contemplation des objets extérieurs qui ſe préſentent à lui, il peut encore, par ſa propre puiſſance, joindre enſemble les Idées qu’il a acquiſes, & en faire des Idées complexes, toutes nouvelles, qu’il n’avoit jamais reçuës ainſi unies.

§. 3.Les Idées complexes ſont ou des Modes, ou des Subſtances, ou des Rélations. De quelque maniére que les Idées complexes ſoient compoſées & diviſées, quoi que le nombre en ſoit infini, & qu’elles occupent les penſées des hommes avec une diverſité ſans bornes, elles peuvent pourtant être réduites à ces trois chefs :

              1. Les Modes :
              2. Les Subſtances :
              3. Les Rélations.

§. 4.Des Modes. Et prémiérement j’appelle Modes, ces Idées complexes, qui, quelque compoſées qu’elles ſoient, ne renferment point la ſuppoſition de ſubſiſter par elles-mêmes, mais ſont conſiderées comme des dependances ou des affections des Subſtances, telles ſont les idées ſignifiées par les mots de Triangle, de gratitude, de meurtre, &c. Que ſi j’employe dans cette occaſion le terme de Mode dans un ſens un peu différent de celui qu’on a accoûtumé de lui donner, je prie mon Lecteur de me pardonner cette liberté : car c’eſt une néceſſité inévitable dans des Diſcours où l’on s’éloigne des notions communément reçuës, de faire de nouveaux mots, ou d’employer les anciens termes dans une ſignification un peu nouvelle ; & ce dernier expédient eſt, peut-être, le plus tolerable dans cette rencontre.

§. 5.Deux ſortes de Modes, les uns Simples, & les autres Mixtes. Il y a de deux ſortes de ces Modes, qui méritent d’être conſiderez à part. 1. Les uns ne ſont que des combinaiſons d’Idées ſimples de la même eſpèce, ſans mêlange d’aucune autre idée, comme une douzaine, une vintaine, qui ne ſont autre choſe que des idées d’autant d’unitez diſtinctes, jointes enſemble. Et ces Modes je les nomme Modes Simples, parce qu’ils ſont renfermez dans les bornes d’une ſeule idée ſimple. 2. Il y en a d’autres qui ſont compoſez d’idées ſimples de différentes eſpèces, qui jointes enſemble n’en ſont qu’une : telle eſt, par exemple, l’idée de la Beauté, qui eſt un certain aſſemblage de couleurs & de traits, qui fait plaiſir à voir.