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De la Faculté que nous avons

parole à former des ſons articulez, ils commencent à ſe ſervir de mots pour faire comprendre leurs idées aux autres. Et ces ſignes nominaux, ils les apprennent quelquefois des autres hommes, & quelquefois ils en inventent eux-mêmes, comme chacun peut le voir par ces mots nouveaux & inuſitez que les Enfans donnent ſouvent aux choſes lors qu’ils commencent à parler.

§. 9.Ce que c’eſt qu’abſtraction. Or on n’employe les mots que pour être des ſignes extérieurs des idées qui ſont dans l’Eſprit, & que ces Idées ſont priſes de choſes particuliéres, ſi chaque Idée particulière, que nous recevons, devoit être marquée par un terme diſtinct, le nombre de mots ſeroit infini. Pour prévenir cet inconvenient, l’Eſprit rend générales les Idées particuliéres qu’il a reçuës par l’entremiſe des Objets particuliers, ce qu’il fait en conſiderant ces Idées comme des apparences ſéparées de toute autre choſe, & de toutes les circonſtances qui ſont qu’elles repréſentent des Etres particuliers actuellement exiſtans, comme ſont le temps, le lieu & autres Idées concomitantes. C’eſt ce qu’on appelle Abſtraction, par où des idées tirées de quelque Etre particulier devenant générales, repréſentent tous les Etres de cette eſpèce, de ſorte que les Noms généraux qu’on leur donne, peuvent être appliquez à tout ce qui dans les Etres actuellement exiſtans convient à ces idées abſtraites. Ces Idées ſimples & préciſes que l’Eſprit ſe repréſente, ſans conſiderer comment, d’où & avec quelles autres Idées elles lui ſont venuës, l’Entendement les met à part avec les noms qu’on leur donne communément, comme autant de modèles, auxquels on puiſſe rapporter les Etres réels ſous différentes eſpèces ſelon qu’ils correſpondent à ces exemplaires, en les déſignant ſuivant cela par différens noms. Ainſi, remarquant aujourd’hui, dans de la craye ou dans la neige, la même couleur que le lait excita hier dans mon Eſprit, je conſidère cette idée unique, je la regarde comme une repréſentation de toutes les autres de cette eſpèce, & lui ayant donné le nom de blancheur, j’exprime par ce ſon la même qualité, en quelque endroit que je puiſſe l’imaginer, ou la rencontrer : & c’eſt ainſi que ſe forment les idées univerſelles, & les termes qu’on employe pour les déſigner.

§. 10.Les Bêtes ne forment point d’abſtractions. Si l’on peut douter que les Bêtes compoſent & étendent leurs Idées de cette maniére, à un certain dégré, je crois être en droit de ſuppoſer que la puiſſance de former des abſtractions ne leur a pas été donnée, & que cette Faculté de former des idées générales eſt ce qui met une parfaite diſtinction entre l’Homme & les Brutes, excellente qualité qu’elles ne ſauroient acquerir en aucune maniére par le ſecours de leurs Facultez. Car il eſt évident que nous n’obſervons dans les Bêtes aucunes preuves qui nous puiſſent faire connoître qu’elles ſe ſervent de ſignes généraux pour déſigner des Idées univerſelles ; & puiſqu’elles n’ont point l’uſage des mots ni d’aucuns autres ſignes généraux, nous avons raiſon de penſer qu’elles n’ont point la Faculté[1] de faire des abſtractions, ou de former des idées générales.

  1. Ne pourroit-il être qu’un Chien, qui après avoir couru un Cerf, tombe ſur la piſte d’un autre Cerf & refuſe de la ſuivre, connoît par une eſpèce d’abſtraction, que ce dernier Cerf eſt un Animal de la même eſpèce que celui qu’il a couru d’abord, quoi que ce ne ſoit pas le même Cerf ? Il me ſemble qu’on devroit être fort retenu à ſe déterminer ſur un point ſi obſcur. On ſait d’ailleurs, que non ſeulement les Bêtes d’une certaine eſpèce paroiſſent fort ſupérieures par le raiſonnement à des Bêtes d’une autre eſpèce, mais qu’il s’en trouve auſſi qui conſtamment raiſonnent avec plus de ſubtilité que quantité d’autres de leur eſpèce. J’ai vû un Chien qui en hyver ne manquoit jamais de donner le change à pluſieurs autres Chiens qui le ſoir le rangeoient autour du Foyer. Car toutes les fois qu’il ne pouvoit pas s’y placer auſſi avantageuſement que les autres, il alloit hors de la Chambre leur donner l’alarme d’un ton qui les attiroit tous à lui : après quoi, rentrant promptement dans la Chambre, il ſe plaçoit auprès du Foyer for à ſon aiſe, ſans ſe mettre en peine de l’aboyement des autres Chiens, qui quelques jours, ou quelques ſemaines après, donnoient encore dans le même panneau.