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De diſtinguer les Idées Liv. II.

joint enſemble pluſieurs Idées ſimples qu’il a reçuës par le moyen de la Senſation & de la Réflexion, pour en faire des Idées complexes. On peut rapporter à cette Faculté de compoſer des Idées, celle de les étendre ; car quoi que dans cette derniére opération la compoſition ne paroiſſe pas tant, que dans l’aſſemblage de pluſieurs Idées complexes, c’eſt pourtant joindre pluſieurs idées enſemble, mais qui ſont la même eſpèce. Ainſi, en ajoûtant pluſieurs unitez enſemble, nous nous formons l’idée d’une douzaine ; & en joignant enſemble des idées repetées de pluſieurs toiſes, nous nous formons l’idée d’un ſtade.

§. 7.Les Bêtes font peu de compoſitions d’Idées. Je ſuppoſe encore, que dans ce point les Bêtes ſont inférieures aux Hommes. Car quoi qu’elles reçoivent & retiennent enſemble pluſieurs combinaiſons d’Idées ſimples, comme lors qu’un Chien regarde ſon Maître, dont la figure, l’odeur, & la voix forment peut-être une idée complexe dans le Chien, ou ſont, pour mieux dire, pluſieurs marques diſtinctes auxquelles il le reconnoît, cependant je ne croi pas que jamais les Bêtes aſſemblent d’elles-mêmes ces idées pour en faire des Idées complexes. Et peut-être que dans les occaſions où nous penſons reconnoître que les Bêtes ont des Idées complexes, il n’y a qu’une ſeule idée qui les dirige vers la connoiſſance de pluſieurs choſes qu’elles diſtinguent beaucoup moins par la vûë, que nous ne croyons. Car j’ai appris de gens dignes de foi, qu’une Chienne nourrira de petits Renards, badinera avec eux, & aura pour eux la même paſſion que pour ſes Petits, ſi l’on peut faire en ſorte que les Renardeaux la tettent autant qu’il faut pour que le lait ſe répande par tout leur Corps. Et il ne paroît pas que les Animaux qui ont quantité de Petits à la fois, ayent aucune connoiſſance de leur nombre ; car quoi qu’ils s’intéreſſent beaucoup pour un de leurs Petits qu’on leur enleve en leur préſence, ou lors qu’ils viennent à l’entendre, cependant ſi on leur en dérobe un ou deux en leur abſence, ou ſans faire de bruit,[1] ils ne ſemblent pas s’en mettre fort en peine, ou même s’appercevoir que le nombre en aît été diminué.

§. 8.Donner des noms aux Idées. Lorſque les Enfans ont acquis, par des Senſations réitérées, des idées qui ſe ſont imprimées dans leur Mémoire, ils commencent à apprendre par dégrez l’uſage des ſignes. Et quand ils ont plié les organes de la

  1. Je ne ſai ſi l’on peut dire cela de la Tigreſſe qui a toûjours bon nombre de Petits : car s’il arrive qu’ils ſoient enlevez en ſon abſence, elle ne ceſſe de courir çà & là qu’elle n’aît découvert où ils doivent être. Le Chaſſeur qui monté à cheval s’enfuit à toute bride après les avoir enlevez, en lâche un, à l’approche de la Tigreſſe dont il entend le fremiſſement. Elle s’en ſaiſit, le porte dans ſa taniere ; & retournant auſſi-tôt avec plus de rapidité, elle en reprend un autre qu’on lâche encore ſur ſon chemin ; & toûjours de même, ne ceſſant de revenir ſur ſes pas, juſqu’à ce que le Chaſſeur qui court toûjours à bride abatuë, ne ſe ſoit jetté dans un bateau qu’il éloigne du Rivage ou la Tigresse paroît bientôt, pleine de rage de ne pouvoir lui aller ôter les Petits qu’il emporte avec lui. Tout cela nous eſt atteſté par Pline, dont voici les propres paroles : Totus Tigridis fœtus qui ſemper numoroſus eſt, ab inſidiante rapitur equo quàm maximè pernici, atque in recentes ſubinde transſertur. At ubi vacuum cubile reperit fœta (maribus enim cura non eſt ſobolis) ſertur praceps, odere veſtigans. Raptor appropinquante fremitu, abjicit unum è catulis. Tollit illamorfu, & pondere etiam ocyor acta remeat, iterumque conſequitur, ac ſubinde, donec in navem regreſſo irrita ferita ſavit in littore, Hiſt, Natur. VIII. c. 18.