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De la Faculté que nous avons

mer dans l’Eſprit de cet homme, eſt une idée auſſi diſtincte de celle du doux que s’il eût goûté du Fiel. Et de ce que le même Corps produit, par le moyen du Goût, l’idée du doux dans un temps, & celle de l’amer dans un autre temps, il n’en arrive pas plus de confuſion entre ces deux Idées, qu’entre les deux Idées de blanc & de doux, ou de blanc & de rond que le même morceau de Sucre produit en nous dans le même temps. Ainſi, les idées de couleur citrine & d’azur qui ſont excitées dans l’Eſprit par la ſeule infuſion du Bois qu’on nomme communément Lignum Nephriticum, ne ſont pas des idées moins diſtinctes, que celles de ces mêmes Couleurs, produites par deux différens Corps.

§. 4.De la Faculté que nous avons de comparer nos Idées. Une autre operation de l’Eſprit à l’égard de ſes Idées, c’eſt la comparaiſon qu’il fait d’une idée avec l’autre par rapport à l’Etenduë, aux Dégrez, au Temps, au Lieu, ou à quelque autre circonſtance ; & c’eſt de là que dépend ce grand nombre d’Idées qui ſont compriſes ſous le nom de Relation. Mais j’aurai occaſion dans la ſuite d’examiner quelle en eſt la vaſte étenduë.

§. 5.Les Bêtes ne comparent des Idées que d’une maniére imparfaite. Il n’eſt pas aiſé de déterminer juſqu’à quel point cette Faculté ſe trouve dans les Bêtes. Je croi, pour moi, qu’elles ne la poſſedent pas dans un fort grand dégré : car quoi qu’il ſoit probable qu’elles ont pluſieurs Idées aſſez diſtinctes, il me ſemble pourtant que c’eſt un privilege particulier de l’Entendement humain, lors qu’il a ſuffiſamment diſtingué des Idées juſqu’à reconnoître qu’elles ſont parfaitement différentes, & à s’aſſûrer par conſéquent que ce ſont deux Idées, c’eſt, dis-je, une de ſes prérogatives de voir & d’examiner en quelles circonſtances elles peuvent être comparées enſemble. C’eſt-pourquoi je croi que les Bêtes ne comparent[1] leurs Idées que par rapport à quelques circonſtances ſenſibles, attachées aux Objets mêmes. Mais pour ce qui eſt de l’autre puiſſance de comparer qu’on peut obſerver dans les hommes, qui roule ſur les Idées générales, & ne ſert que pour les raiſonnemens abſtraits, nous pouvons conjecturer probablement qu’elle ne ſe rencontre pas dans les Bêtes.

§. 6.Autre Faculté qui conſiſte à compoſer des Idées. Une autre opération que nous pouvons remarquer dans l’Eſprit de l’Homme par rapport à ſes Idées, c’eſt la Compoſition, par laquelle l’Eſprit

  1. Aux ſpectacles de Rome, dit Montagne ** L. II. Ch. XII. T. II. p. 270. Ed. de la Haye 1727. ſur la foi de Plutarque, il ſe voyait ordinairement des Elephans dreſſez à ſe mouvoir, & dancer au ſon de la voix, des dances à pluſieurs entrelaſſeures, coupeures & diverſes cadences très-difficile à apprendre. Dira-t-on que ces Animaux ne comparoient les idées qu’ils ſe formoient de tous ces differens mouvements que par rapport à quelques circonſtances ſenſibles, comme au ſon de la voix qui régloit & déterminoit tous leurs pas ? On le veut, j’y ſouſcris. Mais que dire de ces Elephans qu’on a vû dans le même temps, qui, comme ajoute Montagne, en leur privé rememoroient leur leçon, & s’exerçoyent par ſoing & par eſtude pour n’eſtre tancez & battus de leurs Maîtres ? Etoient-ils déterminez à repeter leur leçon par des circonſtances ſenſibles, attachées aux Objets mêmes ? Nullement : puiſque leurs Sens ne pouvoient être affectez par aucun Objet, comme Pline, **Pl. Hiſt. Nat. L. VIII. c. 3. qui rapporte le même Fait auſſi bien que Plutarque, nous l’aſſûre poſitivement : Vertum eſt, dit-il, unum (Elephantem) tardioris ingenii in accipiendis que tradebantur ſepiùs caſtigatum verberibus, eadem illa meditantem noctu repertum. Cet Elephant d’un Eſprit moins vif que les autres, repetoit ſa leçon durant la nuit, fort éloigné par conſéquent de comparer ſes Idées par rapport à des circonſtances ſenſibles, attachées à quelque Objet extérieur.