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De diſtinguer les Idées Liv. II.

entr’elles. Mais c’eſt de quoi nous parlerons plus au long dans la ſuite.

§. 2. Je n’examinerai point ici combien l’imperfection dans la Faculté de bien diſtinguer les idées, dépend de la groſſiéreté ou du défaut des organes, ou du manque de pénétration, d’exercice & d’attention du côté de l’Entendement, ou d’une trop grande précipitation, naturelle à certains temperamens. Il ſuffit de remarquer que cette Faculté eſt une des Operations ſur laquelle l’Ame peut reflechir, & qu’elle peut obſerver en elle-même. Elle eſt, au reſte, d’une telle conſéquence par rapport à nos autres connoiſſances, que plus cette Faculté eſt groſſiére, ou mal employée à marquer la diſtinction d’une choſe d’avec une autre, plus nos Notions ſont confuſes, & plus notre Raiſon s’égare. Si la vivacité de l’Eſprit conſiſte à rappeller promptement & à point nommé les idées qui ſont dans la mémoire, c’eſt à ſe les repréſenter nettement, & à pouvoir les diſtinguer exactement l’une de l’autre, lorſqu’il y a de la différence entr’elles, quelque petite qu’elle ſoit, que conſiſte, pour la plus grand’ part, cette juſteſſe & cette netteté de Jugement, en quoi l’on voit qu’un homme excelle au deſſus d’un autre. Et par-là on pourroit, peut-être rendre raiſon de ce qu’on obſerve communément, Que les perſonnes qui ont le plus d’eſprit, & la mémoire la plus prompte, n’ont pas toûjours le jugement le plus net & le plus profond. Car au lieu que ce qu’on appelle Eſprit, conſiſte pour l’ordinaire à aſſembler des idées, & à joindre promptement & avec une agréable varieté celles en qui on peut obſerver quelque reſſemblance ou quelque rapport, pour en faire de belles peintures qui divertiſſent & frappent agréablement l’imagination : au contraire le Jugement conſiſte à diſtinguer exactement une idée d’avec une autre, ſi l’on peut y trouver la moindre différence, afin d’éviter qu’une ſimilitude ou quelque affinité ne nous donne le change en nous faiſant prendre une choſe pour l’autre. Il faut, pour cela, faire autre choſe que chercher une métaphore & une alluſion, en quoi conſiſtent, pour l’ordinaire, ces belles & agréables penſées qui frapent ſi vivement l’imagination, & qui plaiſent ſi fort à tout le monde, parce que leur beauté paroît d’abord, & qu’il n’eſt pas néceſſaire d’une grande application d’eſprit pour examiner ce qu’elles renferment de vrai, ou de raiſonnable. L’Eſprit ſatiſfait de la beauté de la peinture & de la vivacité de l’imagination, ne ſonge point à pénétrer plus en avant. Et c’eſt en effet choquer en quelque maniére ces ſortes de penſées ſpirituelles que de les examiner par les règles ſévéres de la Vérité & du bon raiſonnement ; d’où il paroît que ce qu’on nomme Eſprit conſiſte en quelque choſe qui n’eſt pas tout-à-fait d’accord avec la Vérité & la Raiſon.

§. 3.Différence entre l’Eſprit & le Jugement. Bien diſtinguer nos Idées, c’eſt ce qui contribuë le plus à faire qu’elles ſoient claires & déterminées ; & ſi elles ont une fois ces qualitez, nous ne riſquerons point de les confondre, ni de tomber dans aucune erreur à leur occaſion, quoi que nos Sens nous les repréſentent de la part du même objet diverſement en différentes rencontres, (comme il arrive quelque fois) & qu’ainſi ils ſemblent être dans l’erreur. Car quoi qu’un homme reçoive dans la fiévre un goût amer par le moyen du Sucre, qui dans un autre temps auroit excité en lui l’idée de la douceur, cependant l’idée de l’a-