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De la Perception. Liv. II.

que le raccourciſſement d’une corde qui ſe gonfle par le moyen de l’eau dont on la mouille. Ce qui ſe fait, ſans que le ſujet ſoit frappé d’aucune ſenſation, & ſans qu’il ait, ou reçoive aucune Idée.

§. 12. Dans toute ſorte d’Animaux il y a, à mon avis, de la Perception dans un certain dégré, quoi que dans quelques-uns les avenuës que la Nature a formées pour la reception des Senſations, ſoient, peut-être, en ſi petit nombre, & la perception qui en provient ſi foible & ſi groſſiére, qu’elle différe beaucoup de cette vivacité & de cette diverſité de ſenſations qui ſe trouve dans d’autres Animaux. Mais telle qu’elle eſt, elle eſt ſagement proportionnée à l’état de cette eſpèce d’Animaux qui ſont ainſi faits, de ſorte qu’elle ſuffit à tous leurs beſoins : en quoi la ſageſſe & la bonté de l’Auteur de la Nature, éclattent viſiblement dans toutes les parties de cette prodigieuſe Machine, & dans tous les différens ordres de créatures qui s’y rencontrent.

§. 13. De la maniére dont eſt faite une Huître ou une Moule, nous en pouvons raiſonnablement inferer, à mon avis, que ces Animaux n’ont pas les Sens ſi vifs ; ni en ſi grand nombre que l’Homme ou que pluſieurs autres Animaux. Et s’ils avoient préciſément les mêmes Sens, je ne vois pas qu’ils en fuſſent mieux, demeurans dans le même état où ils ſont, & dans cette incapacité de ſe tranſporter d’un lieu dans un autre. Quel bien ſeroient la vûë & l’ouïe à une créature qui ne peut ſe mouvoir vers les Objets qui peuvent lui être agréables, ni s’éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? A quoi ſerviroient des Senſations vives qu’à incommoder un animal comme celui-là, qui eſt contraint de reſter toûjours dans le lieu où le hazard l’a placé, & où il eſt arroſé d’eau froide ou chaude, nette ou ſale, ſelon qu’elle vient à lui ?

§. 14. Cependant, je ne ſaurois m’empêcher de croire que dans ces ſortes d’animaux il n’y ait quelque foible perception qui les diſtingue des Etres parfaitement inſenſibles. Et que cela puiſſe être ainſi, nous en avons des exemples viſibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrepits à qui l’âge a fait perdre le ſouvenir de tout ce qu’il a jamais ſu : il ne lui reſte plus dans l’Eſprit aucune des idées qu’il avoit auparavant, l’âge lui a fermé preſque tous les paſſages de nouvelles Senſations, en le privant entiérement de la Vûë, de l’Ouïe & de l’Odorat, & en lui ôtant preſque tout ſentiment du Goût ; ou ſi quelques-uns de ces paſſages ſont à demi-ouverts, les impreſſions qui s’y font, ne ſont preſque point apperçuës, ou s’évanouïſſent en peu de temps. Cela poſé, je laiſſe à penſer, (malgré tout ce qu’on publie des Principes innez) en quoi un tel homme eſt au deſſus de la condition d’une Huître, par ſes connoiſſances & par l’exercice de ſes facultez intellectuelles. Que ſi un homme avoit paſſé ſoixante ans dans cet état, (ce qu’il pourroit auſſi bien faire que d’y paſſer trois jours) je ne ſaurois dire quelle différence il y auroit eu, à l’égard d’aucune perfection intellectuelle, entre lui & les Animaux du dernier ordre.

§. 15.C’eſt par la Perception que l’Eſprit commence à acquerir des connoiſſances. Puis donc que la Perception eſt le premier dégré vers la connoiſſance & qu’elle ſert d’introduction à tout ce qui en fait le ſujet, ſi un homme, ou quelque autre Créature que ce ſoit, n’a pas tous les Sens dont un autre eſt