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De la Perception. Liv II.

temps pour être produites, & qu’un inſtant en renferme pluſieurs. Je dis ceci par rapport aux actions du Corps. Quiconque voudra prendre la peine de réflechir ſur ſes propres penſées pourra s’en convaincre aiſément lui-même. Comment, par exemple, notre Eſprit voit-il dans un inſtant, & pour ainſi dire, dans un clin d’œuil, toutes les parties d’une démonſtration qui peut fort bien paſſer pour longue ſi nous conſiderons le temps qu’il faut employer pour l’exprimer par des paroles, & pour la faire comprendre pié-à-pié à une autre perſonne ? En ſecond lieu, nous ne ſerons pas ſi fort ſurpris que cela ſe paſſe en nous ſans que nous en ayions preſque aucune connoiſſance, ſi nous conſiderons combien la facilité que nous acquerons par habitude de faire certaines choſes, nous les fait faire fort ſouvent, ſans que nous nous en appercevions nous-mêmes. Les habitudes, ſur tout celles qui commencent de bonne heure, nous portent enfin à des actions que nous faiſons ſouvent ſans y prendre garde. Combien de fois dans un jour nous arrive-t-il de fermer les paupiéres, ſans nous appercevoir que nous ſommes tout-à-fait dans les ténèbres ? Ceux qui ſe ſont fait une habitude de ſe ſervir de certains mots hors d’œuvre[1], ſi j’oſe ainſi dire, prononcent à tout propos des ſons qu’ils n’entendent ni ne remarquent point eux-mêmes, quoi que d’autres y prennent fort bien garde, juſqu’à en être fatiguez. Il ne faut donc pas s’étonner, que notre Eſprit prenne ſouvent l’idée d’un Jugement qu’il forme lui-même, pour l’idée d’une ſenſation dont il eſt actuellement frappé, & que, ſans s’en appercevoir, il ne ſe ſerve de celle-ci que pour exciter l’autre.

§. II.C’eſt la Perception qui diſtingue les Animaux d’avec les Etres inférieurs. Au reſte, cette Faculté d’appercevoir eſt, ce me ſemble, ce qui diſtingue les Animaux d’avec les Etres d’une eſpèce inférieure. Car que certains Vegetaux ayent quelques dégrez de mouvement, & que par la différente maniére dont d’autres Corps ſont appliquez ſur eux, ils changent promptement de figure & de mouvement, de ſorte que le nom de Plantes ſenſitives leur aît été donné en conſéquence d’un mouvement qui a quelque reſſemblance avec celui qui dans les Animaux eſt une ſuite de la ſenſation, cependant tout cela n’eſt, à mon avis, qu’un pur méchaniſme, & ne ſe fait pas autrement que ce qui arrive à la barbe qui croît au bout de l’avoine ſauvage que[2] l’humidité de l’Air fait tourner ſur elle-même, ou

  1. C’eſt ce qu’on appelle en Anglois Byword, c’est à dire, un mot qui vient à la traverſe dans le Diſcours où l’on l’inſére à tout propos ſans aucune néceſſité. Je doute que nous ayions en François un terme propre pour exprimer cela. C’eſt pour l’apprendre de mes amis ou de ceux qui me voudront dire leur ſentiment ſur cette traduction, que je fais cette Remarque. Voici un paſſage de Menagiana qui explique fort diſtinctement ce que j’entens par ces mots hors d’œuvre. « Ce n’eſt pas d’aujourd’hui, nous dit-on dans ce Livre, qu’on a de mauvaiſes accoûtumances. C’en étoit une au Préſident Charreton de dire continuellement Stiça, c’eſt-à-dire, Je dis cela. Il n’eſt pas le prémier. Diogene Laecre remarque qu’Arcefilaüs diſoit éternellement, ϕημ’ἐγω, qui ſignifie auſſi, Je dis cela. Rien ne prouve davantage qu’il n’y a rien de nouveau ſous le Soleil. » Menagiana, Tom. II. p. 284. Ed. de Paris, 1715.
  2. On en peut faire un Xerometre & c’eſt peut-être le plus exact & le plus ſûr qu’on puiſſe trouver. M Locke en avoit un dont il s’eſt ſervi pluſieurs années pour obſerver les differens changemens que ſouffre l’Air par rapport à la ſechereſſe & à l’humidité.