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De la Perception. Liv II.


§. 7.On ne peut ſavoir évidemment quelles ſont les prémiéres Idées qui entrent dans l’Eſprit. Comme il y a des idées que nous pouvons raiſonnablement ſuppoſer être introduites dans l’Eſprit des Enfans lorſqu’ils ſont encore dans le ſein de leur Mére, je veux dire celles qui peuvent ſervir à la conſervation de leur vie, & à leurs différens beſoins, dans l’état où ils ſe trouvent alors : De même les Idées des Qualitez ſenſibles, qui ſe préſentent les prémiéres à eux dès qu’ils ſont nez, ſont celles qui s’impriment le plûtôt dans leur Eſprit : deſquelles la Lumiére n’eſt pas une des moins conſidérables, ni des moins puiſſantes. Et l’on peut conjecturer en quelque ſorte avec quelle ardeur l’Ame deſire d’acquerir toutes les idées dont les impreſſions ne lui cauſent aucune douleur, par ce qu’on remarque dans les Enfans nouvellement nez, qui de quelque maniére qu’on les place, tournent toûjours les yeux du côté de la Lumiére. Mais parce que les prémiéres idées qui deviennent familiéres aux Enfans, ſont différentes ſelon les diverſes circonſtances où ils ſe trouvent & la maniére dont on les conduit dès leur entrée dans ce Monde, l’ordre dans lequel pluſieurs Idées commencent à s’introduire dans leur Eſprit, eſt fort différent, & fort incertain. C’eſt d’ailleurs une choſe qu’il n’importe pas beaucoup de ſavoir.

§. 8.Les Idées qui viennent par Senſation ſont ſouvent alterées par le Jugement. Une autre obſervation qu’il eſt à propos de faire au ſujet de la Perception, c’est que les Idées qui viennent par voye de Senſation, ſont ſouvent alterées par le Jugement dans l’Eſprit des perſonnes faites, ſans qu’elles s’en apperçoivent. Ainſi, lorſque nous plaçons devant nos yeux un Corps rond d’une couleur uniforme, d’or par exemple, d’albâtre ou de jaïet, il est certain que l’Idée qui s’imprime dans notre Eſprit à la vûë de ce Globe, repréſente un cercle plat, diverſement ombragé, avec différens dégrez de lumiére dont nos yeux ſe trouvent frappez. Mais comme nous ſommes accoûtumez par l’uſage à diſtinguer quelle ſorte d’image les Corps convexes produiſent ordinairement en nous, & quels changemens arrivent dans la réflexion de la lumiére ſelon la différence des figures ſenſibles des Corps, nous mettons auſſi-tôt, à la place de ce qui paroît, la cauſe même de l’image que nous voyons ; & cela, en vertu d’un jugement que la coûtume nous a rendu habituel : de ſorte que joignant à la viſion un jugement que nous confondons avec elle, nous nous formons l’idée d’une figure convexe & d’une couleur uniforme, quoi que dans le fond nos yeux ne nous repréſentent qu’un plain ombragé & coloré diverſement, comme il paroît dans la peinture. A cette occaſion, j’infererai ici un Problème du ſavant Mr. Molineux qui employe ſi utilement ſon beau genie à l’avancement des Sciences. Le voici tel qu’il me l’a communiqué lui-même dans une Lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire depuis quelque temps : Suppoſez un aveugle de naiſſance, qui ſoit préſentement homme fait, auquel on ait appris à diſtinguer par l’attouchement un Cube & un Globe, du même metal, & à peu près de la même groſſeur, en ſorte que lors qu’il touche l’un & l’autre, il puiſſe dire quel eſt le Cube, & quel eſt le Globe. Suppoſez que le Cube & le Globe étant poſez ſur une Table, cet Aveugle vienne à jouïr de la vûë. On demande ſi en les voyant ſans les toucher, il pourroit les diſcerner, & dire quel eſt le Globe & quel eſt le Cube. Le pénétrant & judicieux Auteur de cette Queſtion, répond en même temps ; que non : car, ajoûte-t-il, bien que cet Aveugle