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Autres Conſiderations

litez ne ſont point dans les Objets mêmes qui en produiſent les idées en nous. Prenez une amande, & la pilez dans un mortier : ſa couleur nette & blanche ſera auſſi-tôt changée en une couleur plus chargée & plus obſcure, & le goût de douceur qu’elle avoit, ſera changé en un goût fade & huileux. Or en froiſſant un Corps avec le pilon, quel autre changement réel peut-on y produire que celui de la contexture de ſes parties ?

§. 21. Les Idées étant ainſi diſtinguées, entant que ce ſont des Senſations excitées dans l’Eſprit, & des effets de la configuration & du mouvement des parties inſenſibles du Corps, il eſt aiſé d’expliquer comment la même Eau pût être en même temps froide & chaude, ſi ces deux Idées étoient réellement dans l’Eau. Car ſi nous imaginons que la chaleur telle qu’elle eſt dans nos mains, n’eſt autre choſe qu’une certaine eſpèce de mouvement produit, en un certain dégré, dans les petits filets des Nerfs ou dans les Eſprits Animaux, nous pouvons comprendre comment il ſe peut faire que la même Eau produit dans le même temps le ſentiment du chaud dans une main, & celui du froid dans une autre. Ce que la Figure ne fait jamais : car la même Figure qui appliquée à une main, a produit l’idée d’un Globe, ne produit jamais l’idée d’un Quarré étant appliquée à l’autre main. Mais ſi la Senſation du chaud & du froid n’eſt autre choſe que l’augmentation ou la diminution du mouvement des petites parties de notre Corps, cauſée par les corpuſcules de quelque autre corps, il eſt aiſé de comprendre, Que ſi ce mouvement eſt plus grand dans une main que dans l’autre, & qu’on applique ſur les deux mains un Corps dont les petites parties ſoient dans un plus grand mouvement que celles d’une main, & moins agitées que les petites parties de l’autre main, ce Corps augmentant le mouvement d’une main & diminuant celui de l’autre, cauſera par ce moyen les différentes ſenſations de chaleur & de froideur qui dépendent de ce différent dégré de mouvement.

§. 22. Je viens de m’engager peut-être un peu plus que je n’avois réſolu, dans des recherches Phyſiques. Mais comme cela eſt néceſſaire pour donner quelque idée de la nature des Sensations, & pour faire concevoir diſtinctement la différence qu’il y a entre les Qualitez qui ſont dans les Corps, & entre les Idées que les Corps excitent dans l’Eſprit, ſans quoi il ſeroit impoſſible d’en diſcourir d’une maniére intelligible, j’eſpére qu’on me pardonnera cette petite digreſſion : car il eſt d’une abſoluë néceſſité pour notre deſſein de diſtinguer les Qualitez réelles & originales des Corps, qui ſont toûjours dans les Corps & n’en peuvent être ſeparées, ſavoir la ſolidité, l’étenduë, la figure, le nombre, & le mouvement, ou le repos, qualitez que nous appercevons toûjours dans les Corps lorſque pris à part ils ſont aſſez gros pour pouvoir être diſcernez : il eſt, dis-je, abſolument néceſſaire de diſtinguer ces ſortes de qualitez d’avec celles que je nomme ſeconde Qualitez, qu’on regarde fauſſement comme inhérentes aux Corps, & qui ne ſont que des effets de différentes combinaiſons de ces prémieres Qualitez, lors qu’elles agiſſent ſans qu’on les diſcerne diſtinctement. Et par là nous pou-