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Autres Conſiderations

n’eſt autre choſe dans les Corps auxquels on donne ces noms, qu’une certaine groſſeur, figure & mouvement des particules inſenſibles dont ils ſont compoſez.

§. 16. Ainſi, l’on dit que le Feu eſt chaud & lumineux, la Neige blanche & froide, & la Manne blanche & douce, à cauſe de ces différentes idées que ces Corps produiſent en nous. Et l’on croit communément que ces Qualitez font la même choſe dans ces Corps, que ce que ces idées ſont en nous, en ſorte qu’il y ait une parfaite reſſemblance entre ces Qualitez & ces Idées, telle qu’entre un Corps, & ſon image repréſentée dans un Miroir. On le croit, dis-je, ſi fortement, que qui voudroit dire le contraire, paſſeroit pour extravagant dans l’Eſprit de la plûpart des hommes. Cependant, quiconque prendra la peine de conſiderer, que le même Feu qui à certaine diſtance produit en nous la ſenſation de la chaleur, nous cauſe, ſi nous en approchons de plus près, une ſenſation bien différente, je veux dire celle de la Douleur, quiconque, dis-je, fera réflexion ſur cela, doit ſe demander à lui-même, quelle raiſon il peut avoir de ſoûtenir que l’idée de Chaleur, que le Feu a produit en lui, eſt actuellement dans le Feu, & que l’Idée de Douleur, que le même Feu fait naître en lui par la même voye, n’eſt point dans le Feu ? Par quelle raiſon la blancheur & la froideur eſt dans la Neige, & non la douleur, puiſque c’eſt la Neige qui produit ces trois idées en nous, ce qu’elle ne peut faire que par la groſſeur, la figure, le nombre & le mouvement de ſes parties ?

§. 17. Il y a réellement dans le Feu ou dans la Neige des parties d’une certaine groſſeur, figure, nombre & mouvement, ſoit que nos Sens les apperçoivent, ou non : c’eſt pourquoi ces qualitez peuvent être appellées réelles, parce qu’elles exiſtent réellement dans ces Corps. Mais pour la Lumiére, la Chaleur, ou la Froideur, elles n’y ſont pas plus réellement que la langueur ou la douleur dans la Manne. Otez le ſentiment que nous avons de ces qualitez, faites que les yeux ne voyent point la lumiére ou les couleurs, que les oreilles n’entendent aucun ſon, que le palais ne ſoit frappé d’aucun goût, ni le nez d’aucune odeur ; & dès-lors toutes les Couleurs, tous les Goûts, toutes les Odeurs, & tous les Sons, entant que ce ſont telles & telles idées particuliéres, s’évanouïront, & ceſſeront d’exiſter, ſans qu’il reſte après cela autre choſe que les cauſes mêmes de ces idées, c’eſt-à-dire certaine groſſeur, figure & mouvement des parties des Corps qui produiſent toutes ces idées en nous.

§. 18. Prenons un morceau de Manne d’une groſſeur ſenſible : il eſt capable de produire en nous l’idée d’une figure ronde ou quarrée ; & ſi elle eſt tranſportée d’un lieu dans un autre, l’idée du mouvement. Cette derniére idée nous repréſente le mouvement comme étant réellement dans la Manne qui ſe meut. La figure ronde ou quarrée de la Manne eſt auſſi la même, ſoit qu’on la conſidere dans l’idée qui s’en préſente à l’Eſprit, ſoit entant qu’elle exiſte dans la Manne, de ſorte que le mouvement & la figure ſont réellement dans la Manne, ſoit que nous y ſongions, ou que nous n’y ſongions pas : c’eſt dequoi tout le monde tombe d’accord. Mais outre cela, la Manne a la puiſſance de produire en nous, par le moyen de la