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Autres Conſiderations

voit ces Idées, il les conſidére toutes comme diſtinctes & poſitives, ſans ſonger à examiner les cauſes qui les produiſent examen qui ne regarde point l’idée entant qu’elle eſt dans l’Entendement, mais la nature même des choſes qui exiſtent hors de nous. Or ce ſont deux choſes bien différentes, & qu’il faut diſtinguer exactement : car autre choſe eſt, d’appercevoir & de connoître l’idée du Blanc ou du Noir, & autre choſe, d’examiner quelle eſpéce & quel arrangement de particules doivent ſe rencontrer ſur la ſurface d’un Corps pour faire qu’il paroiſſe blanc ou noir.

§. 3. Un Peintre ou un Teinturier qui n’a jamais recherché les cauſes des Couleurs, a dans ſon Entendement les Idées du Blanc & du Noir, & des autres couleurs, d’une maniére auſſi claire, auſſi parfaite & auſſi diſtincte, qu’un Philoſophe qui a employé bien du temps à examiner la nature de toutes ces différentes Couleurs ; & qui penſe connoître ce qu’il y a préciſement de poſitif ou de privatif dans leurs Cauſes. Ajoûtez à cela, que l’idée du Noir n’eſt pas moins Poſitive dans l’Eſprit, que celle du Blanc, quoi que la cauſe du Noir, conſidéré dans l’Objet extérieur, puiſſe n’être qu’une ſimple privation.

§. 4. Si c’étoit ici le lieu de rechercher les cauſes naturelles de la Perception, je prouverois par-là qu’une cauſe privative peut, du moins en certaines rencontres, produire une idée poſitive : je veux dire, que, comme toute ſenſation eſt produite en nous, ſeulement par différens dégrez & par différentes déterminations de mouvement dans nos Eſprits animaux, diverſement agitez par les Objets extérieurs, la diminution d’un mouvement qui vient d’y être excité, doit produire auſſi néceſſairement une nouvelle ſenſation, que la variation ou l’augmentation de ce mouvement-là, & introduire par conſéquent dans notre Eſprit une nouvelle idée, qui dépend uniquement d’un mouvement différent des Eſprits animaux dans l’organe deſtiné à produire cette ſenſation.

§. 5. Mais que cela ſoit ainſi ou non, c’eſt ce que je ne veux pas déterminer préſentement. Je me contenterai d’en appeler à ce que chacun éprouve en ſoi-même, pour ſavoir ſi l’Ombre d’un homme, par exemple, (laquelle ne conſiſte que dans l’abſence de la lumiére, en ſorte que moins la lumiére peut pénétrer dans le lieu où l’Ombre paroit, plus l’Ombre y paroit diſtinctement) ſi cette Ombre, dis-je, ne cauſe pas dans l’Eſprit de celui qui la regarde une idée auſſi claire & auſſi poſitive, que le Corps même de l’homme, quoi que tout couvert de rayons du Soleil ? La peinture de l’Ombre eſt de même quelque choſe de poſitif. Il eſt vrai que nous avons des Noms negatifs qui ne ſignifient pas directement des idées poſitives, mais l’abſence de ces idées ; tels ſont ces mois, inſipide, ſilence, rien, &c. leſquels déſignent des idées poſitives, comme celles du goût, du ſon, & de l’Etre, avec une ſignification de l’abſence de ces choſes.

§. 6.Idées poſitives qui viennent de cauſes privatives. On peut donc dire avec vérité qu’un homme voit les ténébres. Car ſuppoſons un trou parfaitement obſcur, d’où il ne reflechiſſe aucune lumiére, il eſt certain qu’on en peut voir la figure ou la repreſenter ; & je ne ſai ſi l’idée produite par l’ancre dont j’écris, vient par une autre voye. En propoſant ces privations comme des cauſes d’idées poſitives, j’ai ſuivi