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par Senſation & par Réflexion. Liv II.

nous ne ferions aucune attention ſur nos idées, qui dès-là ſemblables à de vaines ombres viendroient ſe montrer à notre Eſprit, ſans que nous nous en miſſions autrement en peine. Dans cet état, l’Homme, quoi que doûé des facultez de l’Entendement & de la Volonté, ne ſeroit qu’une Créature inutile, plongée dans une parfaite inaction, paſſant toute ſa vie dans une lâche & continuelle léthargie. Il a donc plû à notre ſage Créateur d’attacher à pluſieurs Objets, & aux Idées que nous recevons par leur moyen, auſſi bien qu’à la plûpart de nos penſées, certain plaiſir qui les accompagne ; & cela en différens dégrez, ſelon les différens Objets dont nous ſommes frappez, afin que nous ne laiſſions pas ces Facultez dont il nous a enrichis, dans une entiére inaction, & ſans en faire aucun uſage.

§. 4. La Douleur n’eſt pas moins propre à nous mettre en mouvement que le Plaiſir : car nous ſommes tout auſſi prêts à faire uſage de nos Facultez pour éviter la Douleur, que pour rechercher le Plaiſir. La ſeule choſe qui mérite d’être remarquée en cette occaſion, c’eſt que la Douleur eſt ſouvent produite par les mêmes Objets, & par les mêmes Idées, qui nous cauſent du Plaiſir. L’étroite liaiſon qu’il y a entre l’un & l’autre, & qui nous cauſe ſouvent de la douleur par les mêmes ſenſations d’où nous attendons du plaiſir, nous fournit un nouveau ſujet d’admirer la ſageſſe & la bonté de notre Créateur qui pour la conſervation de notre Etre a établi, que certaines choſes venant à agir ſur nos Corps, nous cauſaſſent de la douleur, pour nous avertir par-là du mal qu’elles nous peuvent faire, afin que nous ſongions à nous en éloigner. Mais comme il n’a pas eu ſeulement en vûë la conſervation de nos perſonnes en général, mais la conſervation entiére de toutes les parties & de tous les organes de notre Corps en particulier, il a attaché, en pluſieurs occaſions, un ſentiment de douleur aux mêmes idées qui nous font du plaiſir en d’autres rencontres. Ainſi la Chaleur, qui dans un certain dégré nous eſt fort agréable, venant à s’augmenter un peu plus, nous cauſe une extrême douleur. La Lumiére elle-même qui eſt le plus charmant de tous les Objets ſenſibles, nous incommode beaucoup, ſi elle frappe nos yeux avec trop de force, & au delà d’une certaine proportion. Or c’eſt une choſe ſagement & utilement établie par la Nature, que, lors que quelque Objet met en desordre, par la force de ſes impreſſions, les organes du ſentiment, dont la ſtructure ne peut qu’être fort délicate, nous puiſſions être avertis par la douleur que ces fortes d’impreſſions produiſent en nous, de nous éloigner de cet objet, avant que l’organe ſoit entierement dérangé, & par ce moyen mis hors d’état de faire ſes fonctions à l’avenir. Il ne faut que réflechir ſur les Objets qui cauſent de tels ſentimens, pour être convaincu que c’eſt là effectivement la fin ou l’uſage de la douleur. Car quoi qu’une trop grande Lumiére ſoit inſupportable à nos yeux, cependant les ténèbres les plus obſcures ne leur cauſent aucune incommodité, parce que la plus grande obſcurité ne produiſant aucun mouvement déreglé dans les yeux, laiſſe cet excellent Organe de la vûë dans ſon état naturel ſans le bleſſer en aucune maniére. D’autre part, un trop grand Froid nous cauſe de la douleur auſſi bien que le Chaud ; parce que le Froid eſt également propre à détruire le tempérament qui eſt néceſſaire à la conſervation de no-