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L'Idées de la Solidité. Liv. II.

dur & le mou ſont des noms que nous donnons aux choſes, ſeulement par rapport à la conſtitution particulière de nos Corps. Ainſi nous donnons généralement le nom de dur à tout ce que nous ne pouvons ſans peine faire changer de figure en le preſſant avec quelque partie de notre Corps ; & au contraire, nous appellons mou ce qui change la ſituation de ſes parties, lors que nous venons à le toucher ſans faire aucun effort conſiderable & pénible.

Mais la difficulté qu’il y a à faire changer de ſituation aux différentes parties ſenſibles d’un Corps, ou à changer la figure de tout le Corps, cette difficulté, dis-je, ne donne pas plus de ſolidité aux parties les plus dures de la Matiére qu’aux plus molles ; & un Diamant n’eſt point plus ſolide que l’Eau. Car quoi que deux plaques de Marbre ſoient plus aiſément jointes l’une à l’autre, lors qu’il n’y a que de l’eau ou de l’air entre deux, que s’il y avoit un Diamant, ce n’eſt pas à cauſe que les parties du Diamant ſont plus ſolides que celles de l’Eau, ou qu’elles réſiſtent davantage, mais parce que les parties de l’Eau pouvant être plus aiſément ſéparées les unes des autres, elles ſont écartées plus facilement par un mouvement oblique, & laiſſent aux deux piéces de Marbre le moyen de s’approcher l’une de l’autre. Mais ſi les parties de l’Eau pouvoient n’être point chaſſées de leur place par ce mouvement oblique, elles empêcheroient éternellement l’approche de ces deux piéces de Marbre, tout auſſi bien que le Diamant ; & il ſeroit auſſi impoſſible de ſurmonter leur réſiſtance par quelque force que ce fût, que de vaincre la réſiſtance des parties du Diamant. Car que les parties de matiére les plus molles & les plus pliables qu’il y ait au Monde, ſoient entre deux Corps quels qu’ils ſoient, ſi on ne les chaſſe point de là, & qu’elles reſtent toûjours entre deux, elles réſiſteront auſſi invinciblement à l’approche de ces Corps, que le Corps le plus dur qu’on puiſſe trouver ou imaginer. On n’a qu’à bien remplir d’eau ou d’air un Corps ſouple & mou, pour ſentir bientôt de la réſiſtance en le preſſant : & quiconque s’imagine qu’il n’y a que les Corps durs qui puiſſent l’empêcher d’approcher ſes mains l’une de l’autre, peut ſe convaincre aiſément du contraire par le moyen d’un Ballon rempli d’air. L’Experience que j’ai ouï dire avoir été faite à Florence, avec un Globe d’or concave, qu’on remplît d’eau & qu’on referma exactement, fait voir la Solidité de l’eau, toute liquide qu’elle eſt. Car ce Globe ainſi rempli étant mis ſous une Preſſe qu’on ſerra à toute force autant que les vis le purent permettre, l’eau ſe fit chemin elle-même à travers les pores de ce Metal ſi compacte. Comme ſes particules ne trouvoient point de place dans le creux du Globe pour ſe reſſerrer davantage, elles échapperent au dehors où elles s’exhalérent en forme de roſée, & tombèrent ainſi goutte à goutte, avant qu’on pût faire ceder les côtez du Globe à l’effort de la Machine qui les preſſoit avec tant de violence.

§. 5. Selon cette idée de la Solidité, l’étenduë du Corps eſt diſtincte de l’étenduë de l’Eſpace. Car l’étenduë du Corps n’eſt autre choſe qu’une union ou continuité de parties ſolides, diviſibles, & capables de mouve-