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Des Idées ſimples. Liv. II.

mes, & les plus vaſtes, quelque vivacité & quelque fertilité qu’ils puiſſent avoir, de former dans leur Entendement aucune nouvelle idée ſimple qui ne vienne par l’une de ces deux voyes que je viens d’indiquer ; & il n’y a aucune force dans l’Entendement qui ſoit capable de détruire celles qui y ſont déja. L’empire que l’Homme a ſur ce petit Monde, je veux dire ſur ſon propre Entendement, eſt le même que celui qu’il exerce dans ce grand Monde d’Etres viſibles. Comme toute la puiſſance que nous avons ſur ce Monde Materiel, ménagée avec tout l’art & toute l’adreſſe imaginable, ne s’étend dans le fond qu’à compoſer & à diviſer les Materiaux qui ſont à notre diſpoſition, ſans qu’il ſoit en notre pouvoir de faire la moindre particule de nouvelle matiére, ou de détruire un ſeul atome de celle qui exiſte déja, de même nous ne pouvons pas former dans notre Entendement aucune idée ſimple, qui ne nous vienne par les Objets extérieurs à la faveur des Sens, ou par les réflexions que nous faiſons ſur les propres opérations de notre Eſprit. C’eſt ce que chacun peut éprouver par lui-même. Et pour moi, je ſerois bien aiſe que quelqu’un voulût eſſayer de ſe donner l’idée de quelque Goût dont ſon Palais n’eût jamais été frappé, ou de ſe former l’idée d’une odeur qu’il n’eût jamais ſentie : & lors qu’il pourra le faire, j’en conclurrai tout auſſi-tôt qu’un Aveugle a des idées des Couleurs, & un Sourd des notions diſtinctes des Sons.

§. 3. Ainſi, bien que nous ne puiſſions pas nier qu’il ne ſoit auſſi poſſible à Dieu de faire une Créature qui reçoive dans ſon Entendement la connoiſſance des choſes corporelles par des organes différens de ceux qu’il a donnez à l’Homme, & en plus grand nombre que ces derniers qu’on nomme les Sens, & qui ſont au nombre de cinq, ſelon l’opinion vulgaire,[1] je croi pourtant que nous ne ſaurions imaginer ni connoître dans les Corps, de quelque maniére qu’ils ſoient diſpoſez, aucunes qualitez, dont nous puiſſions avoir quelque connoiſſance, qui ſoient différentes des Sons, des Goûts, des Odeurs, & des Qualitez qui concernent la Vûë & l’Attouchement. Par la même raiſon, ſi l’Homme n’avoit reçu que quatre de ces

  1. Montagne a exprimé tout cela à ſa maniére. Comme le paſſage eſt curieux, quoiqu’un peu long, je croi qu’on ne ſera pas faché de le voir ici. « La premiere conſideration, dit-il, que j’ay ſur le ſubject des Sens, eſt que je mets en doute que l’Homme ſoit pourveu de tous ſens naturels. Je voy pluſieurs animaux qui vivent une vie entiere & parfaicte, les uns ſans la veuë, autres ſans l’ouye : qui ſçait ſi à nous auſſi il ne manque pas encore un, deux, trois, & pluſieurs autres Sens ? Car s’il en manque quelqu’un, noſtre diſcours n’en peut deſcouvrir le defaut. C’eſt le privilege des Sens, d’eſtre l’extreme borne de noſtre appercevance : il n’y a rien au delà d’eux, qui nous puiſſe ſervir à les deſcouvrir : voire ny l’un des Sens ne peut deſcouvrir l’autre,

    An poterunt Oculos Aures reprehendere,
    an Aures
    Tactus, an hunc porrò tactum Sapor
    arguet oris,
    An confutabunt Nares, Oculive revincent ?

    Ils ſont trestous la ligne extreme de noſtre Faculté. — Que ſçait-on ſi les difficultez que nous trouvons en pluſieurs ouvrages de nature, viennent du defaut de quelques Sens ? & ſi pluſieurs effects des animaux qui excedent noſtre capacité, ſont produicts par la faculté de quelque Sens que nous ayons à dire ? & ſi aucuns d’entre’eux ont une vie plus pleine par ce moyen, & plus entiere que la noſtre ? Nous ſaiſiſſons la pomme quaſi par tous nos Sens : nous y trouverons de la rougeur, de la poliſſeure, de l’odeur & de la douceur : outre cela elle peut avoir d’autres vertus, comme d’aſſeicher ou reſtraindre auxquelles nous n’avons point de Sens qui ſe puiſſe rapporter. Les proprietez que nous appelons occultes en pluſieurs choſes, comme à l’aymant d’attirer le Fer, n’eſt-il pas vray-ſemblable qu’il y a des facultez ſenſitives en nature propres à les juger & à les appercevoir, & que le défaut de telles facultez nous apporte l’ignorance de la vraye eſſence de telles choſes ? » Essais, Tom. II. Liv. II. Chap. XII. pag. 562. & 565. Ed. de la Haye. 1727.