Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/116

Cette page a été validée par deux contributeurs.
73
Que les Hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

ſans doute une pareille affectation de vouloir ſavoir plus que nous ne pouvons comprendre qui fait tant de fracas & cauſe tant de vaines diſputes dans le Monde.

§. 20.L’Ame n’a aucune idée que par Senſation ou par Reflexion. Je ne vois donc aucune raiſon de croire,[1] que l’Ame penſe avant que les Sens lui ayent fourni des idées pour être l’objet de ſes penſées ; & comme le nombre de ces idées augmente, & qu’elles ſe conſervent dans l’Eſprit, il arrive que l’Ame perfectionnant, par l’exercice, ſa faculté de penſer dans ſes différentes parties, en combinant diverſement ces idées, & en reflechiſſant ſur ſes propres opérations, augmente le fonds de ſes idées, auſſi bien que la facilité d’en acquerir de nouvelles par le moyen de la mémoire, de l’imagination, du raiſonnement, & des autres maniéres de penſer.

§. 21.C’eſt ce que nous pouvons obſerver évidemment dans les Enfans. Quiconque voudra prendre la peine de s’inſtruire par obſervation & par expérience, au lieu d’aſſujettir la conduite de la Nature à ſes propres hypotheſes, n’a qu’à conſiderer un Enfant nouvellement né ; & il ne trouvera pas, je m’aſſûre, que ſon Ame donne de grandes marques d’être accoûtumée à penſer beaucoup, & moins encore[2] à former aucun raiſonnement. Cependant il eſt bien mal-aiſé de concevoir, qu’une Ame raiſonnable puiſſe penſer beaucoup, ſans raiſonner en aucune maniére. D’ailleurs, qui conſiderera que les Enfans nouvellement nez, paſſent la plus grande partie du temps à dormir, & qu’ils ne ſont guere éveillez que lorsque la faim leur fait ſouhaiter le tetton, ou que la douleur, (qui eſt la plus importune de nos Senſations) ou quelque autre violente impreſſion, faite ſur le Corps, forcent l’Ame à en prendre connoiſſance, & à y faire attention : quiconque, dis-je, conſiderera cela, aura ſans doute raiſon de croire, que le Fœtus dans le ventre de la Mére, ne différe pas beaucoup de l’état d’un vegetable ; & qu’il paſſe la plus grande partie du temps ſans perception ou penſée, ne faiſant guere autre choſe que dormir dans un Lieu, où il n’a pas beſoin de tetter pour ſe nourrir, & où il eſt environné d’une liqueur, toûjours également fluide, & preſque toûjours également temperée, où les yeux ne ſont frappez d’aucune lumiére, où les oreilles ne ſont guere en état de recevoir aucun ſon ; & où il n’y a que peu, ou point de changement d’objets qui puiſſent émouvoir les Sens.

§. 22. Suivez un Enfant depuis ſa naiſſance, obſervez les changemens que le temps produit en lui, & vous trouverez que l’Ame ve-

  1. Des le moment que l’Ame eſt unie au Corps, les Sens peuvent lui fournir des idées, par l’impreſſion qu’ils reçoivent des Objets exterieurs, laquelle impreſſion étant communiquée à l’Ame, y produit ce qu’on appelle perception ou penſée. C’eſt ce que doivent ſoûtenir ceux qui croyent que l’Ame penſe toûjours : Philoſophes trop déciſifs ſur cet Article, mais que M. Locke combat à ſon tour par des raiſonnemens qui ne ſont pas toûjours demonſtratifs, comme j’ai pris la liberté de le faire voir.
  2. Je ne ſai pourquoi Mr. Locke mêle ici le raiſonnement à la penſée. Cela ne ſert qu’à embarraſſer la Queſtion. Il eſt certain qu’un Enfant qui en naiſſant voit une chandelle allumée, à l’idée de la Lumiere, & que par conſéquent il penſe dans le temps qu’il voit une chandelle allumée. Dût-il ne raiſonner jamais ſur la Lumiere, il ne laiſſeroit pourtant pas de penſer durant tout le temps que ſon Eſprit ſeroit frappé de cette perception. Il en eſt de même de toute autre perception.