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Que les hommes ne penſent pas toûjours. Liv. II.

penſe toûjours, diſent jamais, que l’Homme penſe toûjours. Or l’Ame peut-elle penſer, ſans que l’Homme penſe ? Cela paſſeroit apparemment pour galimathias, ſi d’autres le diſoient. S’ils ſoûtiennent que l’Homme penſe toujours, mais qu’il n’en eſt pas toujours convaincu en lui-même, ils peuvent tout auſſi bien dire, que le Corps eſt étendu ſans avoir des parties. Car dire que le Corps eſt étendu ſans avoir des parties, & qu’une choſe penſe ſans connoître & ſans appercevoir qu’elle penſe, ce ſont deux aſſertions également inintelligibles. Et ceux qui parlent ainſi, ſeront tout auſſi bien fondez à ſoûtenir, ſi cela peut ſervir à leur hypothéſe, que l’Homme a toujours Faim ; mais qu’il n’a pas toujours un ſentiment de faim ; puiſque la Faim ne ſauroit être ſans ce ſentiment-là, non plus que la penſée ſans une conviction qui nous aſſûre interieurement que nous penſons. S’ils diſent, que l’Homme a toujours cette conviction, je demande d’où ils le ſavent, puis que cette conviction n’eſt autre choſe que la perception de ce qui ſe paſſe dans l’Ame de l’Homme. Or un autre Homme peut-il s’aſſurer que je ſens en moi ce que je n’apperçois pas moi-même ? C’eſt ici que la connoiſſance de l’Homme ne ſauroit s’étendre au delà de ſa propre expérience. Reveillez un homme d’un profond ſommeil, & demandez-lui à quoi il penſoit dans ce moment. S’il ne ſent pas lui-même qu’il aît penſé à quoi que ce ſoit dans ce temps-là, il faut être grand Devin pour pouvoir l’aſſurer qu’il n’a pas laiſſé de penſer effectivement. Ne pourroit-on pas lui ſoûtenir avec plus de raiſon, qu’il n’a point dormi ? C’eſt là ſans doute une affaire qui paſſe la Philoſophie : & il n’y a qu’une Révelation expreſſe qui puiſſe découvrir à un autre, qu’il y a dans mon Ame des penſées, lors que je ne puis point y en découvrir moi-même. Il faut que ces gens-là ayant la vûë bien perçante pour voir certainement que je penſe, lorſque je ne le ſaurois voir moi-même, & que je déclare expreſſément que je ne le vois pas. Et ce qu’il y a de plus admirable, des mêmes yeux qu’ils pénétrent en moi ce que je n’y ſaurois voir moi-même,[1] ils voyent que les Chiens & les Elephans ne penſent point, quoi que ces Animaux en donnent toutes les demonſtrations imaginables, excepté qu’ils ne nous le diſent pas eux-mêmes. Il y a en tout cela plus de myſtére, au jugement de certaines perſonnes, que dans tout ce qu’on rapporte des Fréres de la Roſe-Croix : car enfin il paroît plus aiſé de ſe rendre inviſible aux autres, que de faire que les penſées d’un autre me ſoient connuës, tandis qu’il ne les connoît pas lui-même. Mais pour cela il ne faut que définir l’Ame, une Subſtance qui penſe toûjours, & l’affaire eſt faite. Si une telle définition est de quelque autorité, je ne vois pas qu’elle puiſſe ſervir à autre choſe qu’à faire ſoupçonner à pluſieurs perſonnes, qu’ils n’ont point d’Ame, puiſqu’ils éprouvent qu’une bonne partie de leur vie ſe paſſe ſans qu’ils ayent aucune penſée. Car je ne connois point de définitions ni de ſuppoſitions d’aucune Secte qui ſoient capables de detruire une expérience conſtante, & c’eſt

  1. Il paroit viſiblement par cet endroit, que c’eſt à Des Cartes & à ſes Diſciples qu’en veut M. Locke dans tout ce Chapitre.